Ce livre d'Olivier Clément explore la Byzance spirituelle, celle qui perdure et est féconde dans l'orthodoxie contemporaine.
C'est au XIVe siècle, un millénaire après l'affirmation christologique de la Trinité au IVe siècle, que l'Église orthodoxe a réalisé une synthèse théologique et spirituelle majeure. Cette synthèse a explicité le caractère incréé de la "lumière thaborique" et des "énergies divines" qui divinisent l'humanité et transfigurent l'univers, marquant ainsi un véritable cycle pneumatologique. La synthèse palamite a permis d'enraciner l'expérience spirituelle dans l'institution sacramentelle et de traverser victorieusement la domination ottomane, rendant inutile une réforme au XVIe siècle en Orient chrétien. Ce patrimoine continue d'être prospectif, réconciliant des oppositions telles que le "protestant" et le "catholique", l'ontologique et l'existentiel.
Le XIIIe siècle fut une période d'épreuves pour l'orthodoxie, marquée par l'occupation latine de Constantinople, les tentatives de latinisation forcée et l'invasion mongole en Russie. Ces troubles, y compris les conflits entre l'Église officielle et les "arsénites", ont poussé les meilleurs à mettre l'accent sur la conscience personnelle. C'est dans ce contexte que la méthode de la plus haute spiritualité orthodoxe, celle des hésychastes, longtemps secrète, s'est divulguée et a essaimé au-delà des milieux monastiques. C'est de là que sont nés une réforme globale de l'Église, la synthèse palamite, une spiritualité pour les laïcs et les aspects chrétiens de la "renaissance des Paléologues".
Des figures comme Nicéphore le Solitaire, un converti italien, ont joué un rôle crucial. Son "Traité de la sobriété et de la garde du cœur" est une "philocalie" visant à rendre consciente la présence divine dans le cœur par l'union de l'intellect (noûs) et du cœur. Il utilise une physiologie symbolique, où le cœur est le "lieu de Dieu" et le souffle la participation au Souffle divin. La méthode implique de faire "descendre" l'esprit dans le cœur par le souffle et d'invoquer le Nom de Jésus. Cette pratique, qui s'accompagne d'une vigilance contre les passions et d'une métamorphose de l'énergie vitale, conduit à l'amour et à la « vie évangélique ». La méthode attribuée au pseudo-Syméon rejette les formes affectives ou purement intellectuelles de la prière, décrivant un itinéraire de quatre degrés vers la transparence de la contemplation.
L'hésychasme n'est pas un emprunt à des techniques orientales non chrétiennes, mais s'enracine dans l'ancienne tradition monastique chrétienne et la Bible elle-même. Il se distingue des pratiques comme le dhikr musulman ou le japa-yoga hindou en situant la déification à l'intérieur d'une rencontre où l'unité accomplit l'unicité irréductible de la personne, à l'image de la Trinité. Parallèlement à la "méthode", la "folie en Christ" est l'autre pôle de la spiritualité orthodoxe, qui vise l'humiliation pour triompher de l'orgueil spirituel et manifester le paradoxe de la croix. Saint Procope d'Oustioug, un Occidental, en est un des premiers exemples en Russie.
Le mouvement hésychaste a également été une réforme intérieure de l'Église. Grégoire le Sinaïte (1255-1346) en fut un systématiseur magistral, diffusant la "prière pure" et enracinant une spiritualité créatrice dans l'épiscopat slave. Il a fait la synthèse de la pneumatologie expérimentale byzantine, soulignant que la vie chrétienne vise à actualiser consciemment l'« énergie du Saint-Esprit » et que le cœur purifié est « mû par l’Esprit ». Il a aussi précisé l'anthropologie ascétique orthodoxe, visant à métamorphoser l'énergie des passions et à retrouver la "mémoire de Dieu". La technique corporelle (concentration, rétention du souffle) s'y insère naturellement, et il insiste sur le discernement des esprits. La prière de Jésus s'est diffusée parmi les laïcs, soutenue par des figures comme Grégoire Palamas.
Cette réforme s'est articulée autour de trois aspects fondamentaux:
1. Le sens de la pauvreté et du service social : les hésychastes fondaient des hésychasteria pauvres et des patriarches réformateurs comme Athanase Ier et Philothée luttaient contre la richesse du clergé et favorisaient la sécularisation des biens ecclésiastiques pour l'État. Ils protégeaient les humbles et promouvaient une sociologie chrétienne fondée sur la "consubstantialité" des hommes et la préférence de l'amour du prochain à la propriété matérielle.
2. La purification et le renouveau de la vie liturgique : le mouvement a réintégré la spiritualité personnelle dans la vie sacramentelle et communautaire. Il a lutté contre le ritualisme et le formalisme, encourageant la communion fréquente, la lecture des Écritures, et un renouveau de la "mystagogie".
3. L'indépendance de l'Église : les patriarches hésychastes ont affirmé leur autonomie spirituelle face à l'Empire déclinant, étendant leur prestige en Europe orientale. Ils défendaient la transcendance de l'Église par rapport aux conditions historiques et sa capacité à subsister même sous domination musulmane, le martyr étant la garantie de la foi, non le succès historique.
Le renouveau hésychaste a provoqué une vive réaction de la part de certains humanistes byzantins, tels que Barlaam, qui étaient rationalistes et ne pouvaient comprendre l'aspect corporel de la méthode. Pour eux, Dieu est inconnaissable sauf à travers des signes créés, et la déification signifie la perfection de la nature raisonnable. Ces opposants, parfois proches du thomisme décadent, mettaient en cause l'expérience chrétienne fondamentale. Grégoire Palamas (1296-1359), formé à la cour impériale et moine hésychaste, est devenu le porte-parole et le théologien génial de ce mouvement. Il a défendu l'expérience chrétienne contre les critiques de Barlaam, affirmant que l'humanité de Dieu est offerte dans les sacrements et que Dieu se donne tant au sensible qu'à l'intelligible. L'expérience de la grâce métamorphose l'intelligence et permet à l'être entier de l'homme de participer à la vie divine, justifiant la possibilité de voir Dieu avec les yeux du corps transfigurés. Palamas a introduit la mystérieuse distinction-identité de l'essence inaccessible et des énergies participables en Dieu. Cette distinction ne compromet pas l'unité de Dieu, car c'est l'unité d'un Vivant, d'une Existence personnelle absolue et trinitaire. Les énergies sont l'expansion de la Trinité, une "procession naturelle" qui éclate du Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit. Palamas préfère souvent la notion de lumière pour désigner ces énergies, cette lumière incréée qui a empli l'univers à la création, s'est concentrée dans l'humanité du Christ et nous est communiquée par l'eucharistie. La lumière du Thabor est le rayonnement du Christ transfiguré, une expérience eschatologique qui anticipe la plénitude du "huitième Jour".
Le mouvement hésychaste a donné lieu à plusieurs synthèses. Nicolas Cabasilas (1320/25-1371), un théologien laïc, a élaboré une spiritualité pour les laïcs, affirmant que la vie spirituelle ne gêne pas l'activité séculière mais la sanctifie. Sa spiritualité repose sur l'insertion liturgique dans les "mystères" (sacrements) et une conscience de notre existence dans le Christ. Pour lui, le cœur du chrétien est le Christ lui-même, et les mystères de l'Église son lieu. Il insiste sur l'eucharistie comme "mystère des mystères", par laquelle nous recevons la vie divine et sommes incorporés au Christ déifié. Sa pensée met en lumière la portée eschatologique de l'eucharistie et le triadocentrisme qui voit le Christ inséparable du Saint-Esprit. Il recommande la communion fréquente, dans une perspective de confiance et d'humilité, en méditant l'« amour fou » (manikon eros) de Dieu pour l'homme. L'anthropologie christologique de Cabasilas affirme que l'homme a été créé à l'image du Christ et est destiné à l'amour. Il promeut une éthique liturgique et une culture de l'attention qui transforment de l'intérieur, faisant des chrétiens des « artisans de paix et de réconciliation ». Sa spiritualité, empreinte d'augustinisme oriental, culmine dans le salut par l'amour, purifiant le problème de la prédestination par le sens de la synergie.
Le XIVe siècle a également vu une Renaissance transfigurée dans l'art byzantin. Contrairement à l'Occident, les artistes byzantins ont exploré le naturel sans tomber dans le naturalisme, l'humain sans l'isoler du divin, intégrant les valeurs terrestres dans la lumière du Thabor. La représentation de l'Ange-Sophia sous des traits féminins symbolise l'énergie divine, manifestant la tendresse et la beauté de Dieu, et transfigurant la féminité cosmique. L'art des Paléologues exprime une immense tendresse, notamment dans les cycles christologiques et la figure de l'Elkoménos (Christ mené au supplice agissant volontairement sa passion). Le chef-d'œuvre de cette époque est la Descente aux enfers de Karieh Djami, où la gloire divine unit et remplace la pesanteur de la séparation.
La relève russe émerge alors que Byzance décline. La victoire de Dimitri Donskoï à Koulikovo en 1380, conseillé par saint Serge de Radonège, marque le rassemblement de la terre russe. Moscou devient le centre unificateur sous les métropolites Pierre et Théognoste. La seconde moitié du XIVe siècle voit l'Église russe briller grâce à des figures comme le métropolite Alexis (homme d'État, traducteur du grec, diffuseur de la doctrine palamite). L'hésychasme se propage via la Bulgarie et des figures comme Cyprien Tsamblak. Saint Serge de Radonège (né vers 1314) est le pôle de la spiritualité russe, ayant donné une forme proprement russe au renouveau hésychaste. Il a fondé la laure de la Trinité, dédiée à l'image de la Trinité, et a synthétisé le cénobitisme et la solitude intérieure, la prière et la charité active, l'humilité et la douceur. Son action a rééduqué le peuple russe et déclenché un renouveau de vocations contemplatives, créant la « Thébaïde du Nord », caractérisée par la pauvreté évangélique et l'indépendance du monde. Ces spirituels intervenaient pour la justice contre les puissants. Le conflit entre "possédants" (Joseph de Volokolamsk) et "non-possédants" (Nil de la Sora) sur la propriété monastique témoigne de cette tension. La mission au sens propre fut l'œuvre de saint Étienne de Perm (né vers 1340), qui a créé une langue écrite et un alphabet pour les Zirianes, évangélisant sans russifier, un modèle pour les missions futures. L'art sacré russe, notamment la peinture, atteint son apogée entre 1350 et 1450, avec l'émergence d'une iconostase monumentale. L'influence byzantine réapparaît fortement à Moscou, avec des artistes comme Théophane le Grec, qui exprime la dimension ascétique et le combat intérieur. L'œuvre de saint André Roublev (1360/70-1430) est le sommet de cet art. Sa célèbre icône de la Trinité, chef-d'œuvre de synthèse théologique et artistique, représente les trois anges de Mambré, symbolisant la Trinité dans un mouvement d'amour et de lumière. L'art russe a ainsi représenté directement la lumière divine et la Trinité dont elle émane, trouvant son expression artistique dans la pneumatologie orthodoxe.
La conclusion aborde les grandes dissociations qui ont marqué le XVe siècle. L'Église grecque, bien qu'affirmant son autorité patriarcale face à un Empire agonisant, a concentré ses énergies sur sa survie, se repliant sur son mystère. Le concile de Florence (1438-1439) fut une occasion manquée de dialogue et de réforme. Malgré des forces de "pré-réforme" en Occident et un désir de rencontre des deux côtés, la vraie confrontation n'a pas eu lieu. Les pressions impériales pour une aide militaire ont conduit à une union superficielle, acceptée par une minorité de la délégation grecque sous la contrainte, notamment sur la doctrine du Filioque et le pouvoir pontifical. Marc d'Éphèse fut le principal opposant, refusant de signer le décret d'union. Cette union fut massivement rejetée par l'Église orthodoxe, entraînant des condamnations et l'autocéphalie de l'Église russe. Après la chute de Constantinople en 1453, l'Église orthodoxe a survécu sous la domination turque, avec Gennadios Scholarios comme ethnarque. Byzance a transmis à l'Occident le sens du cosmos sacré et de la beauté, mais sans la pleine connaissance des énergies divines capables de transfigurer le monde, ce qui a pu dériver vers l'occultisme ou le sécularisme. La pleine rencontre en profondeur entre l'Orient et l'Occident, notamment à travers le ressourcement hésychaste, est une perspective pour notre temps.