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samedi 20 septembre 2025

La mentalité orthodoxe.



L'objectif principal de ce livre essentiel est de décrire ce que signifie penser en Orthodoxe, d'expliquer pourquoi le "phronema" orthodoxe rend la mentalité et l'attitude chrétiennes orthodoxes distinctives, et d'aider le lecteur à comprendre l'importance d'acquérir, de chérir et de préserver ce "phronema".

I. Le phronema orthodoxe

Le livre s'ouvre sur une étude approfondie de ce qu'est la mentalité orthodoxe.

Définition et nature du phronema

Le terme central du livre est le phronema (prononcé FROH-nee-mah), traduit par "mentalité," "état d'esprit," "attitude," "approche" ou "position". Constantinou reconnaît qu'il est extraordinairement difficile d'expliquer un processus de pensée et une vision du monde, et que le phronema orthodoxe est souvent plus caché que révélé aux non-orthodoxes.

Le terme provient de la racine grecque phren, qui désignait dans le grec homérique le diaphragme, considéré comme le siège de l'activité intellectuelle et spirituelle. Le terme connexe, phronesis, fut utilisé par les philosophes classiques pour désigner les pensées intérieures liées à l'action. Le phronesis est une vertu intellectuelle et est associé à la prudence (prudentia) en latin.

Dans le Nouveau Testament, on trouve le verbe phroneo et le nom phronema. Saint Paul utilise ce terme en Romains 8:5–7 pour distinguer la "mentalité de la chair", qui est la mort et l'hostilité envers Dieu, de la "mentalité de l'Esprit", qui est la vie et la paix. Le phronema est presque synonyme de «l'esprit du Christ» (nous) mentionné en 1 Corinthiens 2:16.

Pour les chrétiens orthodoxes, le phronema est indéfinissable et implique non seulement une attitude mentale mais toute la manière de vivre. Il est décrit comme un «esprit particulier, un sentiment théologique ou un état d'esprit». Il est le résultat d'une convergence et d'un mélange de l'Écriture, de la Tradition, de la doctrine et de l'histoire, dont le mode d'expression est la vie liturgique. L'acquisition du phronema n'est pas principalement une tâche intellectuelle, mais est formé de manière cohérente et régulière par des comportements.

Caractéristiques Distinctives

L'essence de l'unicité orthodoxe réside dans le phronema, qui est plus profond que les formes extérieures, les coutumes ou les croyances théologiques spécifiques.

1. Rejet de la rigidité et du légalisme : un phronema orthodoxe correct est essentiellement détendu, calme, pas rigide, ni exigeant, ni stressé. Il permet d'accepter ses limitations humaines et la nature illimitée de Dieu. Une approche sévère et inflexible est qualifiée de pharisaïque, non orthodoxe. L'Orthodoxie rejette le légalisme, qui est l'application de la lettre de la loi sans l'esprit, ce qui peut conduire à la fierté et à l'hypocrisie.

2. Acceptation du mystère et du paradoxe : le phronema orthodoxe requiert l'acceptation de l'ambiguïté, de l'incertitude, du mystère et du paradoxe. La vérité est souvent ni l'une ni l'autre des extrêmes, mais les deux. L'Orthodoxie refuse de se fier à des explications astucieuses ou à des définitions pour comprendre la foi.

3. Holistique et totalisant : tout est interconnecté dans l'Orthodoxie. Il est impossible de discuter de l'Écriture sans parler de la Tradition et des Pères, ou de la théologie sans inclure la spiritualité et le mode de vie.

4. Unité sans centralité : l'Orthodoxie maintient une unité théologique forte malgré son organisation décentralisée et son absence de documents officiels, de catéchisme ou de magistère centralisé (comme le Vatican). Cette unité est rendue possible par le phronema orthodoxe partagé.

5. Adhésion inébranlable à la Tradition : le phronema est continuellement renforcé par la fidélité à la Tradition Apostolique inchangée, qui donne à l'Orthodoxie sa stabilité et sa qualité intemporelle.

Le Phronema face à l'Occident

Le phronema orthodoxe diffère significativement de la mentalité du monde en général, mais aussi des autres expressions du christianisme. La variance est plus profonde que quelques doctrines ou rituels; elle s'étend à la manière dont la théologie est conçue et abordée.

• Christianisme occidental (catholique et protestant) : malgré des différences de croyances (par exemple, sur l'Eucharistie ou la papauté), les catholiques et les protestants partagent souvent les mêmes présuppositions théologiques et emploient le même style d'analyse et de discussion, basé sur des modèles médiévaux occidentaux. Ils privilégient les définitions exactes, les listes, la logique et le raisonnement déductif pour arriver à la vérité.

• Contraste avec l'Orthodoxie : l'Orthodoxie ne fonctionne pas ainsi et n'attend pas de telles certitudes logiques. Les Orthodoxes n'acceptent pas les mêmes prémisses théologiques que l'Occident, notamment sur des concepts fondamentaux comme le péché et le salut.

• Légalisme du Salut : la mentalité occidentale, tant catholique que protestante, est marquée par une conception juridique et légaliste du péché, vu comme une offense contre Dieu nécessitant une satisfaction, un paiement ou une peine. Cela est totalement étranger au phronema orthodoxe, qui voit le péché comme une maladie de l'âme nécessitant la guérison et la restauration (sanctification/théosis). La demande orthodoxe de «Seigneur, aie pitié» est une demande médicale de guérison.

• Augustin d'Hippone : le phronema catholique trouve ses racines chez saint Augustin, qui a appliqué la raison et la déduction logique pour résoudre des questions théologiques, introduisant ainsi une trajectoire qui mena au schisme. L'Orient a rejeté la méthode d'Augustin.

II. Théologie orthodoxe et acquisition du phronema

Les Fondations : Tradition, Écriture et Pères

Les trois composantes fondamentales de la théologie orthodoxe, qui façonnent le phronema, sont la Tradition, l'Écriture et les Pères.

1. La Tradition : la Tradition (avec un "T" majuscule) est l'élément le plus fondamental de l'Orthodoxie. Elle n'est pas seulement un ensemble d'enseignements transmis, mais l'expérience continue du Saint-Esprit dans la vie de l'Église. Elle inclut l'Écriture, les canons, les Pères, les conciles et le mode de vie tout entier. Elle est à la fois fixe (en dogme) et fluide/dynamique (dans son expression culturelle). La Tradition fonctionne comme l'autorité, le dépôt et le garant de la vérité apostolique non altérée.

2. L'Écriture : l'Écriture est inspirée par Dieu (non dictée) et elle est le résultat d'une coopération (synergie) entre Dieu et les auteurs humains. Elle est considérée comme la partie écrite de la Tradition. L'Écriture est comprise et interprétée correctement uniquement au sein de l'Église et de la Tradition. L'approche orthodoxe rejette à la fois le fondamentalisme biblique (lecture trop littérale) et l'interprétation purement rationaliste ou sceptique de l'académie moderne.

3. Les Pères de l'Église : les Pères sont cruciaux car ils ont préservé, exprimé et témoigné de la règle de la foi. Ils sont les guides principaux pour l'interprétation des Écritures. Les Pères sont des hommes de grand intellect, d'une excellente éducation, et surtout d'une vie de prière profonde, illuminée par l'Esprit Saint. L'accord avec les Pères est la condition sine qua non pour être Orthodoxe. L'objectif n'est pas de «citer» les Pères, mais d'acquérir leur «esprit», leur phronema.

L'acquisition du phronema

L'acquisition du phronema se fait par l'illumination du nous, qui est la partie la plus pure de l'âme ayant la capacité de connaître Dieu. Le nous est illuminé par l'Esprit Saint (reçu au Baptême et à la Chrismation) et par l'expérience directe de la grâce divine, et non par la pensée rationnelle.

Des efforts constants sont requis, notamment :

• La vie liturgique et sacramentelle : la participation aux offices (Divine Liturgie) et aux Mystères (Communion, Confession) est essentielle pour l'illumination du nous.

• La prière et la lecture spirituelle : la lecture de la Bible et des vies des saints aide à orienter l'esprit vers le Christ.

Askesis (ascèse) : les exercices ascétiques (comme le jeûne) aident à guérir l'âme et à illuminer le nous, car la théologie est une connaissance de Dieu acquise par l'expérience spirituelle, et non par l'exercice de l'esprit.

• L'obéissance et la liberté : la vraie liberté se trouve dans la relation à Dieu, et l'obéissance (choisie librement) à la Tradition et au père spirituel est essentielle pour l'humilité.

III. Le vrai théologien orthodoxe

La maxime «Le vrai théologien est celui qui prie» est centrale. La théologie est principalement la vie et l'expérience, et les théologiens sont essentiellement ceux qui voient Dieu.

Qualités Essentielles

Un vrai théologien se distingue par plusieurs caractéristiques :

1. Humilité et reconnaissance des limites : le théologien doit être conscient de ses faiblesses spirituelles et intellectuelles. La confiance en soi est valorisée dans le monde, mais l'Orthodoxie exige la reconnaissance que l'homme est incapable d'appréhender le non-créé par sa seule raison.

2. Amour et motifs purs : la théologie doit être motivée par l'amour, et non par l'ego ou l'auto-glorification. Le théologien doit éviter l'esprit de dispute et les arguments inutiles.

3. Discernement pastoral : la théologie est intrinsèquement pastorale. Le théologien doit discerner ce qu'il est profitable de dire et quand il est approprié de parler, en tenant compte de la capacité de l'audience. Il doit éviter de scandaliser ou de dérouter les autres avec des vérités qu'ils ne sont pas prêts à entendre.

4. Fidélité à la Tradition sur la rationalité humaine : le théologien ne doit pas céder à la pression d'utiliser la logique ou le raisonnement humain pour valider la foi. Le mystère doit être accepté. L'acceptation du Filioque par Augustin, par exemple, illustre le danger de l'expansion, de l'innovation et de la spéculation théologique basée sur la logique, qui conduit à l'erreur et au schisme.

Critique de l'«expertise» et de l'amateurisme

L'auteure critique sévèrement la prolifération des théologiens amateurs, surtout sur internet, qui manquent de phronema et d'éducation.

• Zèle sans connaissance : ces individus, mus par l'enthousiasme, la fierté et l'auto-illusion, propagent des erreurs théologiques ou des positions extrémistes. Ils s'abritent derrière la maxime «le théologien est celui qui prie» pour justifier leur ignorance et rejeter le besoin d'éducation.

• Saint Grégoire le Théologien et Saint Syméon le Nouveau Théologien ont mis en garde contre ceux qui parlent de Dieu sans la préparation appropriée ou l'expérience spirituelle nécessaire. Saint Grégoire insistait sur le fait que l'étude des arts et des sciences nécessite un effort considérable et des années de préparation; à combien plus forte raison la théologie.

• L'éducation est nécessaire : bien que la théologie soit spirituelle, elle exige également une formation académique. L'Église a toujours encouragé l'éducation et les Pères, souvent hautement éduqués, étaient ceux qui ont clarifié et défendu la doctrine. Rejeter l'éducation est une perversion de la Tradition.

Conclusion

L'Église orthodoxe n'a pas eu besoin de correction par une réforme car elle a préservé la manière de vivre et de penser des Apôtres – leur phronema. Le phronema de Jésus-Christ, le Logos (qui signifie pensée, raison, explication, ordre), était un engagement complet à faire la volonté du Père, dans l'obéissance et sans se fonder sur la sagesse humaine ou les traditions. En adoptant le phronema orthodoxe, les chrétiens se joignent à ce chemin de transformation intérieure et de communion avec Dieu.