Cet intéressant ouvrage, sorti en 2007, de l'historien (non-croyant) Paul Veyne, s'articule autour de plusieurs axes majeurs, commençant par la figure de Constantin, présenté comme le sauveur de l'humanité.
En 312, après l'une des pires persécutions anti-chrétienne de son histoire (303-311), l'Empire romain voit Constantin, un de ses co-empereurs, se convertir au christianisme à la suite d'un rêve. Cet acte est qualifié d'audacieux, car seulement cinq à dix pour cent de la population de l'Empire était chrétienne à l'époque. Veyne conteste l'image d'un Constantin calculateur et cynique, le décrivant plutôt comme un homme visionnaire, persuadé d'avoir été choisi par décret divin pour un rôle providentiel dans le salut de l'humanité. Sa conversion n'était pas un calcul politique, mais une question de foi personnelle, sincère et désintéressée. Le chrisme, qu'il fit peindre sur les boucliers de ses soldats avant la victoire du Pont Milvius en 312, était une profession de foi, non un signe magique.
L'action de Constantin fut de faire du christianisme, sa religion personnelle, une religion favorisée, à la différence du paganisme. Dès l'hiver 312-313, il restitua les biens confisqués aux chrétiens, privilégia le clergé et commença à faire construire des églises. Sa politique religieuse, bien que visant un avenir chrétien pour Rome, fut empreinte de pragmatisme et de tolérance face à une majorité païenne. Il ne persécuta pas les païens, ni ne leur ôta la parole, mais se contenta de qualifier le paganisme de "superstition méprisable" dans ses documents officiels. Sa tolérance était aussi une reconnaissance de l'impossibilité de contraindre les 9/10e de la population à se convertir. Il appliqua une politique de "tolérance insinueuse", où il laissait les païens en paix mais ne tolérait pas le paganisme dans les domaines touchant à sa personne impériale, interdisant par exemple les sacrifices d'animaux liés au culte impérial. Il épargna également aux chrétiens l'obligation d'accomplir des rites païens ou de combattre comme gladiateurs. L'institution du repos dominical en 321 fut une mesure astucieuse, intégrant un élément chrétien sans heurter les païens, car elle coïncidait avec la tradition astrologique du jour du soleil.
Le christianisme lui-même est décrit comme un "chef-d'œuvre". Sa supériorité sur le paganisme était éclatante pour une élite religieuse. L'originalité majeure du christianisme primitif résidait dans son caractère de religion d'amour, fondé sur une passion mutuelle de la divinité avec l'humanité, une relation permanente, intime, contrastant avec les relations contractuelles et occasionnelles des païens avec leurs dieux.
Veyne minimise l'importance du monothéisme comme facteur décisif, arguant que c'est le gigantisme du dieu chrétien (hérité du dieu biblique) et sa nature métaphysique qui le distinguent des dieux païens. Il le décrit comme un "polythéisme moniste" (sic) en raison des figures multiples d'amour (Dieu, Christ, Vierge) réunies en un ordre cosmique un. Le charisme de Jésus, son séjour terrestre et son rôle de triomphateur sur la mort (plutôt que de victime expiatoire) étaient des attraits majeurs. Un zèle éthique distinguait aussi le christianisme du paganisme, insistant sur l'obéissance à la Loi divine. Le succès du christianisme est comparé à celui d'un "best-seller" qui révèle une sensibilité nouvelle plutôt que de répondre à une attente préexistante. La religion est vue comme une "qualité irréductible", dont le sentiment ne peut être réduit à de simples peurs psychologiques comme celle de la mort. Elle offre un "vaste projet divin" qui donne un sens éternel à l'existence humaine. La fraternité et les œuvres charitables, ainsi que la ferveur collective des réunions dominicales, ont également contribué à son succès.
L'Église, elle aussi, est qualifiée de "chef-d'œuvre". Elle se distinguait du paganisme par son caractère de religion à profession de foi, exigeant une adhésion explicite. C'était un organisme complet, doté de sacrements, de livres saints, d'une morale, de dogmes et d'une autorité ecclésiale, occupant tout l'espace de la vie de ses fidèles. Unique au monde, le christianisme était une Église, une croyance exerçant une autorité sur ses membres, avec une hiérarchie et un clergé, et surtout, il était prosélyte et universaliste, cherchant à conquérir le monde, ce que les sagesses païennes n'étaient pas. Née comme secte juive, l'Église conservait un principe d'autorité et une exigence de conformité, formant une "contre-société". Le profil social des communautés chrétiennes n'était pas limité aux pauvres et aux esclaves, mais incluait toutes les classes de la société, des notables aux "plébéiens moyens". Ils menaient une vie vertueuse, respectueuse de l'Empire et des pouvoirs établis.
Sous Constantin, l'Église passa du statut de "secte prohibée" à celui de "secte licite" puis de religion favorisée, installée dans l'État. Bien que personnellement chrétien, Constantin ne fut baptisé que sur son lit de mort, un délai courant à l'époque pour des raisons politiques, car les fonctions impériales étaient peu compatibles avec la charité chrétienne et la non-violence. Il se voyait comme un "serviteur de Dieu" et même un "épiscopos tôn ectos" (évêque du dehors), affirmant son autorité sur l'Église sans être un clerc. Il intervint dans les querelles ecclésiastiques (comme le donatisme ou l'arianisme) et rendit exécutoires les décisions des conciles. Il mit l'Église dans l'Empire, l'ajoutant à ses institutions, sans pour autant abolir les spectacles ni se départir de son rôle d'empereur romain.
Le IVe siècle est décrit comme un "siècle double", un Empire païen et chrétien. L'Empire demeura longtemps bipolaire, avec des apparences institutionnelles païennes, surtout à Rome. Constantin, même après sa mort en 337, fut divinisé par le Sénat païen, tout en étant enseveli chrétiennement. Son monnayage resta réservé, ne portant des symboles chrétiens que sur sa personne, comme des attributs personnels, et non comme une propagande d'État. La tolérance partielle du paganisme perdura en grande partie du siècle, en raison de sa majorité et du pragmatisme des empereurs. L'éradication des sacrifices païens fut un objectif majeur pour les chrétiens, les considérant comme une "pollution", mais Constantin lui-même ne parvint pas à les interdire totalement, laissant cette tâche à ses successeurs.
Le christianisme vacilla avant de triompher. La christianisation n'était pas inévitable et a failli se refermer sous Julien l'Apostat en 361-363. Le choix des successeurs de Julien, qui furent chrétiens, fut dû à des facteurs politiques et opportunistes, et non purement religieux. Le triomphe définitif du christianisme sur le paganisme fut scellé par la victoire militaire de Théodose à la Rivière Froide en 394, marquant la "fin finale du paganisme" en tant que religion d'État.
La christianisation des masses se fit sur plusieurs siècles, non par des conversions individuelles mais par imprégnation, sous l'autorité des évêques. Ce "christianisme coutumier" intégra des éléments populaires, parfois "paganisés", avec un accent sur les miracles, les saints et des prières plus utilitaires. Malgré la baisse de la pratique, un "sens religieux est majoritaire" dans toute société, et le christianisme a bénéficié de cette sensibilité vague chez la plupart des gens.
Veyne rejette l'idée que le christianisme fut une "idéologie" politique. Il soutient que les dirigeants étaient les premiers à croire à leur foi, et que l'obéissance des peuples relève davantage de la socialisation ("habitus") que d'une propagande. Il argumente que la religion ne servait pas à soutenir le régime romain païen et que, loin de séparer Dieu et César, le christianisme, à partir de Constantin, a théorisé et systématisé l'interconnexion du pouvoir et de la religion, exigeant que César serve Dieu. C'est la religion qui s'est servie de l'empereur, et non l'inverse.
Enfin, l'auteur s'interroge sur la question des "racines chrétiennes" de l'Europe. Il considère cette notion comme un "faux problème", car une civilisation est une réalité hétérogène et polymorphe qui n'a pas de "racines" uniques. Cependant, Veyne nuance son propos en admettant que le christianisme a pu "préparer un terrain" pour certaines valeurs, par "fausses analogies" et "généalogies illusoires", facilitant l'assimilation d'idées nouvelles comme l'humanitarisme des Lumières, sans en être la cause directe. L'Europe s'est faite par "épigénèse", par étapes imprévisibles, et non par le développement d'un germe préformé dans le christianisme.
L'ouvrage met en lumière l'importance de Constantin comme un révolutionnaire aux vues providentielles, convaincu de son rôle immense dans le salut de l'humanité, mais aussi comme un réaliste politique.