Pour Murray Rothbard (1926–1995), économiste libertarien et philosophe du droit naturel, l’État n’est pas seulement inefficace : il est moralement illégitime. Dans ses œuvres majeures — Anatomy of the State (1974), For a New Liberty (1973), Power and Market (1970) et The Ethics of Liberty (1982) — il développe une critique radicale du pouvoir politique, qu’il considère comme une institution de prédation incompatible avec la liberté humaine.
Rothbard reprend à Max Weber la définition de l’État comme « monopole de la violence légitime sur un territoire donné », mais il en inverse le jugement : aucune violence n’est légitime lorsqu’elle est exercée sans consentement.
Selon lui, toutes les autres institutions sociales — entreprises, associations, communautés — obtiennent leurs ressources par l’échange volontaire ; l’État, lui, ne vit que de la coercition. Il ne produit rien : il confisque, réglemente, redistribue, et appelle “service public” ce que nul n’a demandé.
Au cœur de sa critique se trouve une affirmation célèbre : « L’impôt est du vol. »
Dans Power and Market, Rothbard soutient qu’aucune contribution ne peut être dite morale si elle n’est pas libre.
L’impôt n’est pas un contrat, car un contrat suppose le consentement. En menaçant d’amende ou de prison ceux qui refusent de payer, l’État agit comme un voleur qui se drape dans la légalité de son propre crime.
« Si un gang de voleurs exige votre argent sous la menace d’une arme, vous appelez cela un vol », écrit-il ; « si l’État le fait, vous appelez cela impôt. »
Cette critique découle de sa vision du droit naturel : tout homme possède, par nature, un droit inaliénable à la vie, à la liberté et à la propriété. Ces droits ne proviennent pas de l’État — ils précèdent l’État. Or, selon Rothbard, le gouvernement, en prétendant les protéger, les viole sans cesse. En taxant, en légiférant et en contraignant, il se substitue à la responsabilité morale des individus.
« Le seul véritable droit de l’État, écrit-il dans The Ethics of Liberty, est le droit de disparaître. »
Loin d’être le garant de la paix, l’État est pour Rothbard la source principale des guerres et des crises. Dans War, Peace, and the State (1963), il montre qu’aucune guerre moderne n’aurait été possible sans l’appareil d’État. Les individus libres n’ont rien à gagner à se battre ; seuls les gouvernements, en contrôlant la monnaie, la fiscalité et la propagande, peuvent mobiliser des peuples entiers au service d’intérêts qui ne sont pas les leurs.
Mais l’État ne se maintient pas seulement par la force : il survit grâce à la propagande. Rothbard souligne, dans Anatomy of the State, qu’un pouvoir fondé sur la coercition doit sans cesse produire des mythes — “le bien commun”, “le contrat social”, “l’intérêt général” — pour persuader la majorité qu’il est nécessaire, voire sacré. Ces mythes transforment l’obéissance en vertu et la soumission en devoir civique.
Face à cette imposture, Rothbard ne prône pas le chaos : il défend l’idée d’une société sans État, fondée sur le droit privé et les contrats libres.
Dans une société vraiment libre, la sécurité, la justice et la monnaie seraient assurées par des institutions concurrentes, issues du marché et de la coopération volontaire. L’ordre naîtrait spontanément de la liberté, comme un équilibre naturel entre les droits et les responsabilités.
Ce qu’on appelle aujourd’hui “État de droit”, dit-il, n’est qu’un monopole juridique : or, la loi véritable, celle du droit naturel, précède tout monopole.
Pour Rothbard, l’histoire de l’humanité est celle de la lutte entre la liberté et le pouvoir. L’État, quel qu’il soit — monarchie, démocratie, dictature —, reste fondamentalement le même : une minorité vivant aux dépens de la majorité.
Sa conclusion est sans appel :
« L’État est l’ennemi de l’humanité. L’histoire de l’humanité est celle de la lutte de la liberté contre le pouvoir. »
— Anatomy of the State (1974)
Ainsi, Rothbard ne se contente pas d’une critique économique : il propose une éthique politique absolue.
L’État n’est pas un arbitre neutre, ni une institution réformable. Il est, dans sa nature même, la négation du droit moral, et sa disparition sera la condition première de la paix, de la justice et de la véritable société humaine.