Gustave de Molinari (1819–1912) fut l’un des penseurs les plus radicaux du libéralisme classique et l’un des premiers à formuler ce qu’on appellera plus tard le libertarianisme. Disciple des économistes français Frédéric Bastiat et Jean-Baptiste Say, il pousse leur logique jusqu’à son extrême cohérence : si la liberté et la concurrence sont des principes universels, alors ils doivent s’appliquer à tous les biens et services, y compris à la sécurité et à la justice. Là où ses contemporains s’arrêtaient au seuil de l’État, Molinari osa franchir le pas et soutint que même les fonctions régaliennes pouvaient être assurées par des entreprises privées sur un marché libre.
Né à Liège et actif à Paris, Molinari participa aux débats intellectuels du XIXᵉ siècle sur le rôle de l’État et le fondement du droit. Son œuvre la plus célèbre, Les Soirées de la rue Saint-Lazare (1849), présente sous forme de dialogues les grands principes du libéralisme économique et moral. On y retrouve déjà les thèmes centraux de toute sa pensée : la propriété, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la concurrence comme loi fondamentale de la société. Pour Molinari, la société n’est pas une construction artificielle de l’État, mais un ordre spontané résultant de l’action libre des individus mus par leurs besoins et leur raison.
Sa philosophie repose sur un individualisme méthodologique absolu. L’individu est la seule réalité morale et sociale de base. Toute organisation collective ne tire sa légitimité que de la volonté des individus qui la composent. Dès lors, l’État, en prétendant détenir un monopole sur la force et la loi, se rend coupable d’une usurpation car il substitue à la coopération volontaire un pouvoir contraignant, c’est-à-dire la violence légale. Molinari ne rejette pas la loi en soi, mais il vitupère le monopole de sa production. Selon lui, la loi véritable est le produit du marché, un équilibre entre les intérêts, les contrats et la justice naturelle issue de la raison humaine.
Le fondement moral de sa philosophie est le droit de propriété. Tout droit découle de la propriété, et celle-ci découle du travail. L’homme est propriétaire de sa personne, de son corps, de ses facultés, de ses biens et des fruits de son travail. Ce droit est antérieur à toute législation et supérieur à toute autorité politique. La mission de la société n’est pas de redistribuer ou de réglementer, mais de garantir le libre exercice des droits naturels. Dès qu’un gouvernement outrepasse cette mission, il devient oppresseur.
L’un des aspects les plus révolutionnaires de Molinari est sa réflexion sur la sécurité. Dans un célèbre article de 1849 intitulé De la production de la sécurité, il soutient que la défense et la justice devraient, comme tout autre service, être offertes par des entreprises concurrentes. Chaque citoyen choisirait la compagnie de protection qui lui inspire le plus de confiance, selon le prix et la qualité du service. Cette idée, choquante pour l’époque, anticipait les analyses modernes des économistes libertariens tels que Murray Rothbard, Hans-Hermann Hoppe ou David Friedman. Molinari y voit la conséquence logique du principe de libre concurrence : si celle-ci est source d’efficacité et de moralité dans tous les domaines, elle doit l’être aussi pour la sécurité.
Dans sa conception, l’État est économiquement inefficace et moralement dangereux. Inefficace, car il fonctionne en dehors des mécanismes du marché, dépensant sans responsabilité et sans sanction. Dangereux, car il tend naturellement à s’étendre au détriment des libertés individuelles. Plus il promet de bienfaits, plus il détruit la responsabilité et la vertu civique. Molinari voyait déjà, avant la montée des États-providence du XXᵉ siècle, les germes du collectivisme dans la mentalité assistée et la peur de la liberté.
Mais Molinari ne fait pas l'apologie du profit sans règle. Il repose sur une éthique naturelle, héritée du christianisme, où la liberté n’est pas licence, mais devoir. L’homme libre doit respecter la liberté d’autrui, tenir parole et assumer les conséquences de ses choix. Dans cette vision, l’économie et la morale convergent. Le marché n’est pas une jungle, c'est une école de responsabilité. La concurrence, bien loin de détruire la société, la civilise, car elle récompense la compétence, la probité et l’effort.
Molinari développe une théorie de l’ordre spontané avant Hayek. Il montre que les lois économiques, comme les lois physiques, opèrent sans plan central. La société trouve son équilibre dans la libre interaction des volontés. Les prix, les salaires, les contrats ne résultent pas d’un décret, mais d’un dialogue continu entre les besoins et les ressources. Intervenir, c’est troubler cet ordre naturel et produire des déséquilibres qui appellent encore plus d’interventions. C'est un cercle vicieux qui finit en servitude.
Sur le plan politique, Molinari prône la découverte de la loi par la liberté plutôt que son imposition par la force. L’histoire humaine, pour lui, est celle du lent affranchissement des individus face aux pouvoirs coercitifs : monarchie, Église autoritaire, État centralisé... Le progrès ne vient pas des réformes politiques, mais des révolutions morales et économiques qui rendent le pouvoir inutile. Il rêve d’un monde sans guerre ni privilèges, où la justice, la monnaie, l’éducation et même la diplomatie seraient des services libres, régulés par la concurrence et la réputation.
Molinari, à la différence de certains libéraux anglais, insiste sur la dimension morale et spirituelle de la liberté. L’homme, dit-il, ne se définit pas seulement comme producteur. Il est un être moral capable de prévoir, de choisir, de créer. Sa liberté est inséparable de sa dignité. Cette dimension humaniste explique pourquoi son libéralisme n’est pas matérialiste. Il ne cherche pas la maximisation du profit, mais l’harmonisation des intérêts par la raison.
Dans ses œuvres tardives, notamment L’Évolution économique du XIXᵉ siècle (1880) et Les Lois naturelles de l’économie politique (1887), il approfondit sa conviction que les lois économiques ne sont pas des conventions humaines, mais des lois morales universelles, analogues à celles de la physique. Vouloir les ignorer, c’est se condamner à la misère et au chaos. De là son mépris pour le socialisme, qu’il considère comme une révolte contre la nature même des choses, une tentative de reconstruire le monde sur la contrainte au lieu de la liberté.
Molinari, bien qu’économiste, ne fut jamais indifférent à la question de Dieu. S’il n’en fait pas une doctrine théologique, il considère la liberté humaine comme le reflet de l’ordre divin. Dans ses écrits les plus moraux, notamment Les Lois naturelles de l’économie politique, il évoque la Providence non pas comme une force arbitraire, mais comme la loi supérieure qui régit la création et que la raison découvre peu à peu. À ses yeux, Dieu n’est pas un législateur extérieur, mais l’auteur de ces lois naturelles que l’homme doit respecter s’il veut vivre en paix avec lui-même et avec les autres. La vérité économique, écrit-il, est « une vérité morale, une expression de l’ordre divin ». L’erreur économique (le socialisme, le monopole, la guerre) n’est pas seulement inefficace, elle est aussi un péché contre la loi naturelle. Ainsi Molinari rejoint la grande tradition du libéralisme chrétien du XIXᵉ siècle qui veut que la liberté n’est pas une invention humaine, mais une participation à l’ordre voulu par Dieu. Plus une société respecte les lois naturelles de la propriété, du travail et de la responsabilité, plus elle s’approche de la justice divine, c’est-à-dire d’un monde où la contrainte disparaît devant la raison et la foi dans l’harmonie providentielle.
Molinari meurt presque oublié, à l’âge de 93 ans, après avoir vu l’Europe sombrer dans le protectionnisme et les prémices de la guerre. Ses idées ressurgiront au XXᵉ siècle dans la pensée libertarienne américaine. Murray Rothbard le reconnaîtra comme le premier à avoir compris que la cohérence du libéralisme exige la disparition complète de l’État. Friedrich Hayek, sans le suivre jusqu’au bout, admirera sa lucidité sur les dangers de la planification.
La philosophie de Molinari peut se résumer ainsi : la liberté n’est pas un chaos, mais un cosmos. L’ordre naît du libre jeu des volontés rationnelles, pas de la contrainte. Là où règne la propriété privée, la responsabilité individuelle et le respect des contrats, la société s’auto-régule mieux que ne le fera jamais une administration. Le rôle de la science économique, dès lors, est de décrire ces lois et non de les violer.
Pour lui, la civilisation n’avance pas par les décrets, mais par la confiance dans la liberté créatrice de l’homme. L’État, en prétendant protéger les individus, les infantilise ; la liberté, elle, les oblige à devenir justes et intelligents. En ce sens, Molinari n’est pas seulement un économiste, il est un moraliste et un prophète d’un ordre social sans maître ni serviteur.
Son héritage demeure celui d’un penseur de la cohérence absolue : appliquer les principes du marché et du droit naturel jusqu’au bout, sans exception. Pour lui, il n’existe pas de “bon monopole”, toute concentration de pouvoir est une menace. Le marché n’est pas un lieu de cupidité, c'est une école d’autonomie. Et l’économie, loin d’être une science du profit, est une éthique de la liberté ordonnée, une vision du monde où chaque homme, en étant libre, contribue à l’harmonie du tout.