Ce livre de Connor Cunnigham offre une analyse philosophique approfondie de la notion de nihilisme et sa genèse à travers l'histoire de la philosophie occidentale.
L'auteur examine comment des penseurs majeurs tels que Plotin, Spinoza, Kant, Hegel, Heidegger, et Derrida, développent tous, à leur manière, une logique du «rien comme quelque chose».
L'ouvrage critique les conséquences de cette logique, en particulier dans les discours modernes de la science (biologie, sociologie) et de la philosophie contemporaine, tout en offrant une perspective théologique contrastée.
L'objectif du livre n'est pas de présenter une généalogie historique complète du nihilisme, mais d'isoler des moments historiques cruciaux où une logique particulière est à l'œuvre.
Cette logique, que Cunningham appelle le nihilisme, est définie comme la logique du rien comme quelque chose (the logic of nothing as something), qui affirme que le Rien Est (Nothing Is).
Cette logique soumet les termes fondamentaux de l'existence à une forte pression : ce que signifie être, savoir, et être connu.
Le nihilisme est présenté comme l'antithèse de Dieu, mais il est paradoxalement aussi semblable à la théologie. Là où le nihilisme crée le néant, le condensant en substance, Dieu rend également le néant créatif. Le nihilisme, en tant que logique dualiste, en est venu à fonder l'existence non pas dans la vie, mais dans les absences au-delà d'elle. Dans l'approche moderne du savoir, qui manie la mort, les humains ne sont plus considérés comme les vivants, mais comme les morts-vivants (the living dead), réduits à l'état de cadavres.
Le livre relit l'histoire occidentale à la lumière de cette logique nihiliste qui imprègne deux millénaires de pensée et qui atteint son apogée à l'ère actuelle de manière virulente et dangereuse.
Partie I : Philosophies du rien
La première partie de l'ouvrage retrace cette généalogie, allant de Parmenide à Alain Badiou, en passant par des figures clés. Cette généalogie du néant a des conséquences dévastatrices sur notre mode de vie.
Le Chapitre 1 s'ouvre sur l'idée que pour Plotin (et Heidegger), le Rien est l'impulsion de notre approche de ce qui est le plus réel dans le monde, au-delà de l'essence et de l'existence (l'Un ou l'Être). L'intention de Cunningham n'est pas d'affirmer que ces penseurs sont de vrais « nihilistes », mais qu'un élément de leur travail tente d'avoir le rien comme quelque chose.
Chez Avicenne, l'essence est considérée comme possible par elle-même (possibile a se necessarium ex alio), et l'être (esse) est vu comme quelque chose qui arrive à une essence. Les essences avicenniennes finissent par "mériter la privation" plutôt que l'existence. Cette approche est reprise par Henri de Gand, qui postule un troisième niveau de réalité pour les possibles (res a ratitudine), le royaume des possibles possédant une densité ontologique (esse essentiae).
Duns Scot et Guillaume d'Ockham développent l'univocité du Non-Être. Scot, avec son formalisme et l'axiome du pouvoir absolu de Dieu, fait perdre à tous les êtres leur forme substantielle, les rendant autres qu'eux-mêmes. Pour Ockham, l'Être est fondamentalement univocal, le fait d'être actuel et d'être possible n'étant que deux aspects du même type d'être.
Leur approche modale, émergeant de l'idée d'un Dieu omnipotent, permet aux possibles d'exister nécessairement dans le royaume a priori de la possibilité logique.
Le Chapitre 2 examine la doctrine de la cognition intuitive chez Scot et Ockham, offrant un autre exemple de la logique du rien comme quelque chose, ou de l'univocité latente du non-être.
Le Chapitre 3 s'intéresse à Spinoza, qualifié d'adepte de l'acosmisme pan(a)théiste. Spinoza utilise la logique nihiliste en générant un dualisme au sein d'un monisme (Substance, Dieu ou Nature). L'utilisation méthodologique de Dieu assure que le monde est réduit à rien, perdant toute spécificité (d'où l'accusation d'acosmisme par Hegel).
Le Chapitre 4 analyse Kant, arguant que sa philosophie entraîne la disparition de tout (Causing all to disappear) :
1. La première Critique (raison théorique) réduit le monde à de la simple apparence pour permettre de "dire" quelque chose de la vérité.
2. La deuxième Critique (raison pratique) perd la nature au profit du royaume nouménal, permettant le "faire" moral.
3. La troisième Critique (jugement) perd l'objet visible pour permettre le "voir" (le beau étant purement subjectif, sans impliquer l'existence de l'objet). Ce triple effacement est réalisé par le sujet kantien, qui devient le site de cette disparition. Le sublime nous enseigne à être rien (no-thing). Le nouménal, inaccessible, fournit pourtant le fondement de la possibilité de tous les objets de l'expérience.
Le Chapitre 5 traite de la philosophie consommée de Hegel : l'univocité du Geist. Hegel cherche à développer un nihilisme positif qui fait tout disparaître dans l'acte de provision. Il combat tout dualisme et vise l'immanentisation de tout ce qui est, exigeant que le quelque chose soit rien et que ce rien soit comme quelque chose. Le Geist, en tant qu'ultime unique, est le lieu où le fini et l'infini glissent.
Le Chapitre 6 examine Heidegger et Paul Celan. La philosophie de Heidegger est interprétée comme une méontothéologie (meontotheology), son Être reposant sur le das Nicht. L'anxiété (Angst) révèle le caractère de l'être-là (Dasein), dont l'essence est l'existence (Jemeinigkeit). Ex nihilo nihil fit (Rien ne vient de rien) est lu comme ex nihilo omne ens qua ens fit (de rien tous les êtres, en tant qu'êtres, viennent à être), donnant au rien un poids ontologique positif.
Le Chapitre 7 interprète la pensée de Derrida comme un plotinisme spinoziste. Sa revendication centrale est que rien n'est en dehors : le texte (Nothing is outside: the text). Derrida a un dualisme entre Texte et Rien, équivalent à la Nature et à Dieu chez Spinoza. La différence est la trace de l'Un Plotinien (non-être). La logique du rien comme quelque chose opère ici, car la différence produit ce qu'elle interdit, rendant possible ce qu'elle rend impossible.
Partie II : La différence de la théologie
La théologie trinitaire est présentée comme un contre-argument qui, bien que vainqueur du nihilisme, est soutenu par lui. Elle réunit la présence et l'absence, le non-être et l'être, grâce à la synthèse ontologique du Christ entre l'esprit divin et l'incarnation, et par la logique miraculeuse de la résurrection.
Le Chapitre 8, "To speak, to do, to see", critique initialement le nihilisme comme étant la provision extrême de l'intelligibilité, qui fournit finalement seulement le rien. Le nihilisme crée un "holocauste" discursif, où tout être disparaît par subordination aux structures explicatives (sociologie, biologie, etc.). Le discours moderne est neutre, incapable de parler d'une différence réelle, réduisant les personnes à l'homogénéité.
La théologie propose un discours qui permet de dire, de faire et de voir, en faisant appel à la transcendance médiatisée. La langue analogique est essentielle, car l'être lui-même est analogique, créé par un Dieu transcendant qui est ipsum esse. La causalité est enrichie par l'intention artistique de Dieu, le Bien étant la cause des causes.
La Beauté (pulchrum) est examinée comme un transcendantal. Elle est la nubility de l'Être, impliquant l'eros dans la cognition et une in-visibilité qui n'est pas un nouménalisme, mais le voile de la plénitude de l'objet connu. La Beauté introduit une infinitude temporelle, résistant à la réduction épistémique. L'Incarnation du Verbe (Christ) permet de comprendre que le Verbe est la Beauté et l'Art du Père (ars Patri).
Le Chapitre 9, "The difference knowledge makes", approfondit ces thèmes en traitant de la connaissance. Nous ne comprenons pas la forme substantielle de l'être; une augmentation de la connaissance est inversement proportionnelle à la compréhension. La vision béatifique est l'exemple suprême : nous connaîtrons toute l'essence de Dieu (car Il est simple) sans la comprendre totalement.
Le chapitre affirme que la création n'est pas un changement. Elle résulte de la procession éternelle des Personnes divines de la Trinité. Dieu connaît les créatures en connaissant sa propre essence. Le fait que la création ne soit pas un changement lui permet d'être une différence réelle qui n'est pas absorbée par Dieu. L'être est abordé selon deux pôles : res (positif, identité) et aliud quid (négatif, altérité), l'équilibre entre les deux étant nécessaire pour éviter le monisme.
Le Chapitre 10 répète et re-présente la logique nihiliste, argumentant que sa notion de rien comme quelque chose peut être lue positivement comme pointant vers l'idée de création ex nihilo. Sartre, Lacan, Deleuze et Badiou sont vus comme des figures qui propagent une "création à partir de personne" (creation out of no-one).
Pour Sartre et Lacan, l'existence n'est possible que par la nihilation de l'Être (le Un solide), car l'homme ou le sujet est un manque d'être (manque-à-être). L'existence est atteinte dans l'absence de l'Être et de Dieu. L'horrible vérité de l'existence est révélée dans le Réel lacanien, le résidu indivisible (indivisible remainder) que Žižek considère comme laid.
Cunningham conclut que, malgré les similitudes (notamment dans la relation entre l'Être et le Rien), une différence demeure entre la théologie et le nihilisme. Cette différence mène à un certain agnosticisme du fidèle. La théologie trinitaire, avec son concept de l'amour comme invention de la différence, permet à la créature d'être un don qui résiste à l'élimination nihiliste de la spécificité. En fin de compte, l'Être n'est rien d'autre que l'amour (Esse est Deus).