"L’immense majorité des hommes adorent un Dieu, cause, origine de toutes choses. M. Auguste Comte ne veut pas entendre parler de ce Dieu-là, parce qu’il n’admet point que l’humanité se préoccupe des causes. L’humanité ! voilà le Grand-Être à qui doivent s’adresser désormais nos adorations. Or, de bonne foi, nous serait-il bien possible d’adorer l’humanité ? Encore si c’était un être abstrait, un mythe ! mais l’humanité n’a rien d’abstrait ni de mythique. C’est tout bonnement une collection d’êtres réels, en chair et en os, qu’on voit s’agiter, geindre et bourdonner incessamment pour satisfaire aux communes nécessités de la vie. Des laboureurs, des vignerons, des charpentiers, des rouliers, des épiciers, des portiers, des hommes politiques, des gendarmes, des argousins, des voleurs, des blanchisseuses, des couturières, des vivandières, des filles publiques, etc., etc., voilà l’humanité ! Certes, j’aime beaucoup tout ce monde-là, quoi qu’il soit bien un peu mêlé ; j’échange volontiers mes services contre les siens, pour parler le langage de notre ami Bastiat ; je suis disposé même à lui en rendre quelques- uns gratis ; mais, en vérité, je ne me sens aucune envie de l’adorer. J’aimerais autant m’agenouiller devant les carottes, les panais et les oignons de mon jardin, comme faisaient les Égyptiens ; ou bien encore devant le bœuf Apis ! Au moins, c’était une bonne bête ce bœuf Apis, c’était un honnête, un excellent animal de bœuf, qui mangeait paisiblement son foin, son trèfle ou sa luzerne, ruminait, se promenait de l’écurie au pré, et du pré à l’écurie, sans songer oncques à nuire à son prochain. Mais cette cohue bigarrée d’honnêtes gens et de fripons, de maîtres orgueilleux et de valets rampants, de consciences incertaines et de vertus biseautées qui s’appelle l’humanité ; non ! je ne puis l’adorer. Je l’aime : Homo sunc ; nil humani a me alienum puto. Mais par-delà, loin par-delà l’humanité, mon âme cherche un idéal, un type éternel du bon et du beau devant lequel elle puisse s’incliner et s’humilier, faible, imparfaite qu’elle est. C’est l’inconnu, me dit M. Auguste Comte. Eh ! que m’importe ! si mon âme a soif de l’inconnu ! si cet horizon connu et cadastré où vous voulez l’enfermer, l’étouffe... Pourquoi d’ailleurs, voulez-vous que mes aspirations et mes espérances ne dépassent point ce que mon intelligence peut connaître ? Parce que je suis incapable d’embrasser l’ensemble de ce vaste univers, et de remonter à sa cause ; parce que ma courte vue s’arrête aux limites de ce banc de sable où la Providence m’a jeté dans un coin perdu de la création, ne dois-je m’incliner que devant ce que je vois et ce que je conçois ? Parce que Dieu m’échappe, dois-je me faire mon propre Dieu ? Non ! mon âme ne cédera point à cet aveugle et misérable orgueil de s’adorer elle- même dans l’humanité, sous le prétexte que la science ne peut lui faire connaître un autre Dieu. Elle se dérobera à votre science ; elle ira chercher dans l’immense inconnu que vous n’avez pu pénétrer, et que l’intelligence humaine ne pénétrera jamais, l’auteur des êtres, le créateur des mondes et des hommes, et elle s’inclinera devant lui. Eh bien ! cette aspiration incessante et irrésistible de l’âme vers le type éternel du bon et du beau, vers l’idéal, vers l’infini, vers Dieu, le christianisme, même dans ses sectes les plus retardées, la satisfait. Votre religion, au contraire, la méconnaît et la repousse. Laissez-nous donc le christianisme, puisque vous n’avez à nous offrir qu’un culte plus grossier, plus étroit et plus bas !"
Gustave de Molinari.
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