"Ce qui m’a définitivement décidé à entrer en piste sous un chapiteau jusqu’à présent préservé de toute publicité, c’est la mode actuelle du « bouddhisme light », de la « pleine conscience » (mindfullness), du lâcher-prise, les slogans en faveur du non-ego érigé en vertu suprême. Je connais le sujet de près. Pratiquant moi-même depuis longtemps, après une incursion dans l’admirable univers soufi, la méditation vipassana (« vue profonde »), je m’aperçois chaque jour de l’aspect néfaste de cet engouement venu du Tibet via Los Angeles, lorsque les techniques ne sont pas suffisamment canalisées par d’authentiques experts. Je me devais d’en prendre le contre-pied pour réhabiliter certaines notions, en particulier celle d’individualité.
Parvenir à dépasser ce que l’on nomme le « petit soi » (notre personnalité et non pas notre âme, pour le dire vite) exige de gros efforts intérieurs et une intention spirituelle ferrée à glace. Ce n’est pas une partie de rigolade ni un substitut au Lexomil. À l’origine, cette méthode n’a pas pour but d’anéantir le pratiquant comme s’il sautait d’une falaise en fermant les yeux et en se bouchant le nez. Ce n’est pas du base-jump, de l’apnée, du fakirisme ni une ascèse destinée à le faire s’asseoir pour le restant de ses jours au pied de l’arbre de la Bodhi. Il est suggéré au disciple de se surpasser pour intégrer une autre sphère de réalité, acquérir une meilleure maîtrise de lui afin d’aboutir, une fois le chemin accompli, à un degré de conscience plus élevé qu’au début de son initiation. L’ambition des meilleures de ces pratiques n’est pas de faire disparaître corps et biens l’individu mais de le transformer, lui apprendre à se contrôler, obtenir le calme mental (shamata) afin de progresser - quitte, en effet, par la suite, à se débarrasser de la mauvaise perception qu’il a de son « flux de conscience ».
Les méthodes actuelles de méditation sont des versions démocratisées et laïcisées (donc épouvantables) de ce qui se pratiquait jadis dans des temples dédiés à « la posture », selon l’expression favorite du maître japonais Taïsen Deshimaru, l’introducteur en France du zazen dans les années soixante- dix. Elles poussent dangereusement à l’érosion du soi. Trop souvent, le stade du « petit soi », ce fameux et funeste ego illusoire qui serait la cause de tant de mal et que l’on pose à la base de l’individualisme moderne, n’a pas encore été atteint par la plupart des pratiquants. Or il est absolument impossible de brûler les étapes. On n’a pas encore vu un pianiste de bar se réveiller un beau matin en jouant comme Glenn Gould !
Une personne cruellement dénuée d’ego ne peut pas, de fait, surmonter l’ego, puisqu’elle ne dispose pas du minimum vital d’unité intérieure, cette énergie et cette conscience qui doivent lui servir de tremplin dans la vie quotidienne comme dans la méditation. S’asseoir sur un zafu dans un dojo en attendant, dans la position du lotus, que le nirvana nous tombe dessus comme des confettis de carnaval, méditer sur les « cinq agrégats » (l’illusion du soi dans la tradition bouddhiste qui prône l’anātman, l’absence d’une essence nommée ego), chanter « Om mani padmé hum » en brûlant un bâtonnet d’encens Nag Champa ne sert de rien si l’on ne dispose pas d’une réalité mentale sur quoi travailler. Vitupérer l’ego comme s’il s’agissait d’une entité diabolique, tandis que l’on est soi-même sous le contrôle d’autrui et que l’on subit l’ascendant de la société et de normes non maîtrisées, est une erreur exceptionnellement grave, un fourvoiement spirituel ayant des conséquences néfastes sur l’esprit, conduisant à la dilution complète de la personnalité.
L’ego est un phénomène préjudiciable dans la perspective où il se clôt sur lui-même ; dans le cas nocif où l’individu s’attache par trop aux choses terrestres au point d’oublier qu’il est l’heureux possesseur d’une conscience l’incitant à voir les choses « d’en-haut » ; lorsque l’homme devient prisonnier de ses projections, qu’il est hypnotisé par ses chimères et s’apprête, par manque de discernement, à passer sa vie à côté de la plaque. Mais l’ego devient avantageux, utile, constructif, positif, si on l’emploie pour aller au-delà de sa petite condition. Pour se transcender, sont nécessaires une individualité constituée et la formation d’un être sachant ce qu’il fait et où il va. Se dompter, soigner ses maux, résister aux propagandes diverses, s’extraire de la masse amorphe sont des aspirations qui requièrent de solides fondations. Ce n’est pas sauver son âme, sous prétexte de lutter contre le vilain ego, que de rabâcher ce que tout le monde dit et décider de mourir sans savoir ce que signifie exister !
Il est capital de gouverner son ego, de ne pas céder à ses pulsions, au « Ça » introduit par Georg Groddeck, ne serait-ce que parce que celui qui n’est pas maître de soi ne peut pas faire exploser le soi. Il faut « être » avant tout - avant que de disparaître. Avoir la prétention des plus grands sages de l’humanité, au nom de l’altruisme – uniquement parce que l’altruisme est à la mode dans le rayon « développement per- sonnel » des grandes surfaces et que les médias, les hommes politiques et maints fonctionnaires de la religion en ont fait leur lucratif fonds de commerce - ne conduit pas à mettre nos pas, selon nos options spirituelles, dans ceux de Milarepa, Padmasambhava, Kalou Rinpoché, Rûmî ou saint Jean de la Croix. Être altruiste parce que l’on est incapable de résister à la croisade idéologique qui vante les qualités de « l’Autre » et médit avec violence de « l’individualisme », revient à ne rester qu’un piètre suiveur, un individu désorienté, dénué de volonté, en aucun cas un être éveillé susceptible d’atteindre le samadhi ou le satori.
Il existe une gamme de nuances entre l’hyper-égoïsme crispé d’une Ayn Rand, laquelle est à la limite d’affirmer qu’un don d’argent accordé à des amis est un comportement immoral, et le super-altruisme d’un Matthieu Ricard, le lama qui joue au speaker dans les conférences TED et rêve de rendre le don obligatoire sans penser une seule seconde qu’il ne peut l’être, puisque, pour avoir quelque vertu, un don doit rester un mouvement désintéressé et volontaire. J’ai toujours été amusé que, sur la couverture des livres de cet empereur du désintéressement et ce Torquemada de l’ego, l’on trouve systématiquement sa bonne grosse bobine réjouie. En toute logique, on aurait pu penser que Ricard effacerait discrètement son image. Retour du refoulé égotique ?
J’inscris « l’art de désobéir » dans l’optique suivante : la libération personnelle, la maîtrise de soi de la tradition des stoïciens dont j’aurai à reparler. Mais avant tout, pour affermir les principes de l’école du Portique, je ferraille pour l’acquisition d’une véritable souveraineté intérieure contre tous les violeurs de conscience, l’État en tête."
Paul-Éric Blanrue, Sécession (2018).