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vendredi 29 août 2025

Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart.



Ce livre de Vladimir Lossky est une étude posthume, laissée inachevée par l'auteur, mais soigneusement préparée pour la publication par Étienne Gilson.
L'un des plus grands mérites de cette longue et difficile étude est son refus de réduire la théologie d'Eckhart à une seule notion fondamentale ou à un éclectisme. Au contraire, si Eckhart possède une notion fondamentale, c'est celle de Dieu, ou plus précisément, l'ineffabilité de Dieu. Eckhart conçoit son œuvre comme une enquête éminemment positive sur notre nescience de la divinité, explorant toutes les avenues connues jusqu'à leurs limites.
Pour Lossky, la pensée d'Eckhart se caractérise par une quête de l'Ineffable. Maître Eckhart insiste sur le caractère «indicible» de Dieu, déclarant qu'Il est «au-delà de tout nom» et «sans nom». Il affirme que Dieu est «une négation de tous les noms».
L'intelligence, selon Eckhart, ne se contente pas d'un Dieu qui peut être désigné par un nom, cherchant plutôt à «entrer là où Il n'a pas de nom» pour quelque chose de plus noble que Dieu en tant qu'Il a un nom. Cette quête exige de rejeter successivement tout ce qui peut être trouvé et nommé, allant jusqu'à nier la recherche elle-même.
Lossky souligne qu'Eckhart se distingue d'autres théologiens dans sa compréhension de l'ineffabilité. Face à saint Augustin, Eckhart cite le paradoxe de l'ineffable, mais sans en «amoindrir la portée». Alors qu'Augustin relativise l'ineffabilité de Dieu pour souligner l'excellence de sa nature et orienter vers la via eminentiae, Eckhart maintient un sens absolu de l'ineffabilité divine. La recherche d'Augustin tend vers un terme précis, tandis que celle d'Eckhart reste une «voie sans promesse d'aboutissement, toujours à l'affût de l'ineffable, de l'absconditum».
Par rapport au Pseudo-Denys l'Aréopagite, Eckhart partage l'idée d'un Dieu «innommable». Denys célèbre Dieu comme n'ayant pas de nom, mais aussi comme pouvant être loué de tous les noms (polyōnymon), car en tant que Bonté subsistante, Il est la Cause de tous les êtres. La voie négative de Denys vise la nature ineffable et inconnaissable de Dieu, au-delà des «distinctions» ou «processions» manifestatrices. Cependant, pour Denys, «le nom qui est innommable» équivaut à l'absence de noms applicables à Dieu dans la transcendance absolue de sa nature, au-delà de l'être.
Saint Thomas d'Aquin apporte une «correction prudente» à l'apophase dionysienne. Thomas ajoute le substantif Esse à l'Innominabile de Denys, transformant ce dernier en adjectif. Pour Thomas, l'ineffabilité de Dieu n'exclut pas l'être; c'est précisément en tant qu'Ipsum esse infinitum que Dieu excède toute connaissance et reste incompréhensible. Il canalise l'élan apophatique de Denys dans la voie de l'éminence, qui permet de connaître Dieu par analogie à partir des créatures, sans le «circonscrire» dans des concepts univoques. Bien qu'Eckhart utilise des formules thomistes et se réfère à Thomas, Lossky souligne que cela ne fait pas de lui un thomiste, car il conserve une acceptation de la théologie négative où l'ineffabilité de Dieu garde un sens absolu.
La théologie négative d'Eckhart se fonde sur l'idée d'Esse absconditum (Être caché). Cet Être caché n'est pas une notion négative d'un Dieu anonyme transcendant à l'être, mais un mystère présent au plus profond de nous-mêmes comme la source secrète de l'existence créée. L'apophase eckhartienne transcende l'opposition entre le transcendant et l'immanent, entre Dieu et la créature. C'est une apophase de la non-opposition, de la non-distinction, qui n'exclut pas l'être, mais seulement la distinction. L'objectif est d'atteindre le «Fond de la non-connaissance de Dieu et de soi-même», où «le Fond de Dieu et le fond de l'âme n'étant qu'un seul et même fond». C'est pourquoi Eckhart peut dire : «Plus on Te cherche, moins on Te trouve. Tu dois le chercher de façon à ne jamais le trouver; si tu ne le cherches pas, tu le trouves».
Cependant, Eckhart n'oublie pas la multiplicité des noms divins (nomen omninominabile). Suivant l'exemple de Thomas, il traite de la «polynymie» de Dieu à partir de ses effets. Le nom «tout-puissant», par exemple, fait rayonner la Divinité innommable en une multitude de noms. La via remotionis est utilisée pour écarter le mode de signifier impropre des concepts créés, afin de les transférer à la Cause transcendante par une voie d'éminence.
Dans certains passages, Eckhart va plus loin en affirmant une apophase de l'opposition. Par exemple, il refuse l'être à Dieu quand Il est considéré comme Intellect pur. Dans cette perspective, si le créé est l'être (esse), Dieu, en tant que Cause dissemblante de l'être, est pure intelligere (intellection), n'ayant rien de commun avec l'ens ou l'esse créé. L'intellect est jugé plus noble que la volonté car il peut saisir Dieu «nu, tel qu'il est, dévêtu du bien et de l'être». Ce «nihilisme intellectuel» n'est pas une négation de Dieu, mais une exaltation de Sa «pureté» en tant qu'Intellect, supérieur à l'être qu'Il produit.
La pensée de Maître Eckhart est profondément «analogique». Lossky identifie son usage de l'analogie d'attribution. Ce type d'analogie révèle le «néant de tout ce qu'on appelle l'être propre des créatures» et, en même temps, «l'unité d'être avec Dieu ou, plutôt, l'unicité de l'Être qui est Dieu, participée par tout ce qui est».
Des exemples concrets illustrent cette approche :
• La santé : la santé existe formellement dans l'être vivant. Mais dire qu'un régime ou une urine sont «sains» signifie qu'ils indiquent la santé, sans la posséder formellement en eux-mêmes. Pour Eckhart, il n'y a «en eux absolument rien de la santé comme telle, pas plus que dans une pierre».
• Le cercle et le vin : un cercle suspendu au-dessus d'une taverne indique la présence de vin, mais il «n'a rien de vin en soi».
• «Ceux qui me mangent ont encore faim» (Eccli. 24, 29) : les créatures «mangent» Dieu car elles «sont», mais elles «ont faim» car elles «sont par un Autre qu'elles-mêmes» (ab alio). Cela signifie que l'être et les perfections des créatures sont reçus de Dieu, mais sans être possédés formellement en elles. Elles désirent toujours davantage cette réalité divine qui reste non possédée (rei non habitae).
Dans cette analogie d'attribution, la signification réelle d'un concept est attribuée principalement à Dieu (le «membre principal»), tandis que dans les créatures (les «analogues»), elle n'est pas réalisée formellement mais seulement reçue ab alio. C'est un «mode de ne pas être» qui fait contrepoids à l'univocité, évitant le panthéisme.
La causalité formelle divine chez Eckhart est comprise dans ce sens analogique. Dieu est «Forme absolue de tout ce qui est». La Divinité imprègne les essences créées sans s'y enraciner, comme la lumière illumine un milieu obscur. Le quo est (par quoi une chose est) devient la Forme divine, tandis que le quod est (ce qu'une chose est) représente l'essence «mendiante» de la créature qui dépend d'«un Autre».
L'œuvre de Lossky met en lumière une théologie eckhartienne qui est animée par une recherche constante de l'unité et de l'indistinction au-delà de toute dualité créateur-créature. Cette pensée «analogique» permet à Eckhart d'exprimer la transcendence ineffable de Dieu tout en affirmant Sa présence intime et le «néant» des créatures par rapport à l'Être divin unique et absolu.