L'ouvrage majeur d'A. Edward Siecienski, The Filioque: History of a Doctrinal Controversy (Oxford University Press, 2010) plonge au cœur de l'un des débats les plus anciens et les plus acrimonieux du christianisme : la procession du Saint-Esprit. Comme le souligne Jaroslav Pelikan, historien renommé du dogme, l'étude du Filioque est une tâche ardue, potentiellement digne d'un "cercle spécial de l'enfer", pour les historiens de la théologie. Siecienski, ayant consacré près d'une décennie à ce sujet, décrit l'histoire du Filioque comme une "tragédie" qui est devenue la source et le centre d'un schisme millénaire entre l'Orient et l'Occident. Ce livre vise à offrir une présentation complète et équilibrée de cette histoire complexe, répondant à un besoin identifié par l'auteur d'une synthèse moderne en langue anglaise (on attend le même travail en français).
La nature de la controverse
La controverse du Filioque n'est pas monolithique, mais se compose de deux questions distinctes mais liées : la vérité doctrinale elle-même et la légitimité de l'interpolation du terme dans le Credo de Nicée-Constantinople.
Dès le IXe siècle, le pape Léon III reconnaissait cette distinction, acceptant l'enseignement occidental sur la procession tout en refusant d'ajouter le Filioque au Credo.
Pour l'Orient, l'interpolation était une question ecclésiologique cruciale, remettant également en question l'autorité de l'Église latine et la répartition du pouvoir parmi ses dirigeants.
Au XXe siècle, il était courant de réduire ce débat à une simple lutte de pouvoir entre Rome et Constantinople, même si cela ne rend pas justice aux théologiens impliqués.
L'une des principales difficultés méthodologiques rencontrées par les deux camps fut l'utilisation des témoignages patristiques. Les Latins traduisaient fréquemment le grec ekporeuesthai (désignant l'existence personnelle de l'Esprit du Père) et proienai (désignant sa manifestation ou envoi) par le seul verbe latin procedere, ce qui masquait des nuances cruciales et permettait des interprétations larges en faveur du Filioque. De plus, l'authenticité des textes cités était souvent remise en question, et de nombreux florilèges étaient des compilations partisanes. John Erickson a noté que lors du Concile de Florence, les pères étaient traités comme des "soldats" pour soutenir des positions préétablies, plutôt que leurs messages étant compris dans leur propre contexte. Nous allons examiner tout cela précisément.
Maxime le Confesseur : un médiateur oublié
Une figure centrale et privilégiée dans l'étude du Filioque est Maxime le Confesseur. Sa Lettre à Marin (vers 645/646) est le premier témoignage de la connaissance et de l'hostilité de l'Orient envers l'enseignement latin sur la procession. Contrairement aux réponses ultérieures de l'Orient, l'intention de Maxime n'était pas de réfuter la doctrine, mais de la comprendre à la lumière de la Tradition. En tant que Grec vivant en Afrique du Nord, aligné avec Rome contre les monothélites de Constantinople, Maxime a agi comme un "médiateur entre l'Orient et l'Occident". Il a réconcilié l'enseignement occidental avec les Pères grecs en affirmant la monarchie du Père comme "seule cause" (ἡ αἰτία) de l'Esprit, tout en reconnaissant un rôle au Fils dans la procession, non pas comme cause hypostatique, mais dans l'ordre trinitaire.
Maxime a distingué entre l'ekporeuesthai (l'origine hypostatique de l'Esprit du Père seul) et le proienai (l'écoulement ou la manifestation de l'Esprit à travers le Fils). Cette distinction fondamentale, souvent perdue dans les traductions latines du verbe procedere, permettait à Maxime de défendre l'orthodoxie de la formulation latine du Filioque, à condition qu'elle ne confère pas de causalité hypostatique au Fils, une propriété unique de la personne du Père. Cette vision œcuménique de Maxime fut largement oubliée pendant des siècles, les deux camps s'enfermant dans une dialectique entre la procession "du Père seul" et la procession "du Père et du Fils".
Évolution du débat : du VIIe au XIIIe siècle
Après Maxime, un "silence de plusieurs siècles" plane sur le Filioque dans les sources orientales, tandis que l'Occident continuait d'enseigner la doctrine. Au VIIe siècle, le Filioque fut inclus dans les confessions de foi des Conciles de Tolède (589). L'introduction de l'interpolation dans la liturgie franque, notamment à Aix-la-Chapelle en 799 sous Alcuin d'York, et son adoption officielle dans le Credo liturgique romain en 1014 sous le pape Benoît VIII, ont exacerbé les tensions.
Le pape Léon III s'est quant à lui opposé à l'ajout du Filioque au Credo liturgique en 810, plaçant des boucliers d'argent à Rome avec le Credo non interpolé en grec et en latin.
C'est au IXe siècle que Photius de Constantinople, "l'un des écrivains les plus prolifiques" de son temps, formula les premières réponses théologiques orientales contre le Filioque. Ses arguments, fondés sur l'idée d'un seul principe au sein de la divinité, devinrent la base de l'opposition orthodoxe. Photius s'attaqua aux conséquences logiques d'une "double procession," critiquant notamment la confusion latine entre la procession hypostatique et la manifestation économique de l'Esprit.
Les échanges d'anathèmes entre le cardinal Humbert et le patriarche Michel Cérulaire en 1054 sont souvent considérés comme le début du Grand Schisme. Humbert, tout en reconnaissant l'existence du Filioque dans le Credo latin, comprenait mal son origine. Cérulaire condamna le Filioque comme une "blasphème contre la sainte doctrine," le reliant à l'hérésie de Macédonius et le considérant comme une négation de la monarchie du Père.
Au XIIe siècle, des figures comme Anselme de Cantorbéry défendirent le Filioque non par des textes, mais par une "nécessité logique" découlant de l'unité de substance et de la distinction des personnes divines. Pierre Lombard, dont les Sentences devinrent un texte théologique majeur du Moyen Âge, répondit aux objections grecques sur la base des Écritures et des Pères... bien que certaines de ses citations se soient avérées apocryphes. Le dialogue entre Anselme de Havelberg et Nicétas de Nicomédie en 1136 montra qu'un consensus, bien que difficile, restait possible si l'on interprétait le dia tou Yiou grec comme équivalent au ex Filio latin.
La Quatrième Croisade (1204) et l'occupation latine de Constantinople eurent un impact dévastateur sur les relations Est-Ouest. L'acceptation forcée du Filioque devint, pour les Byzantins, outre une erreur doctrinale majeure, l'imposition d'une culture étrangère. Thomas d'Aquin, dans son Contra Errores Graecorum, tenta une défense détaillée du Filioque, cherchant à montrer que les différences étaient souvent linguistiques plutôt que doctrinales.
Le Concile de Ferrare-Florence (1438-1439)
Le "Concile de réunion" de Ferrare-Florence est unanimement considéré comme un désastre. Malgré le désir sincère d'unité, un véritable dialogue s'est avéré impossible, en grande partie en raison du manque de sensus ecclesiae partagé et de l'incapacité à dépasser les arguments polémiques séculaires. Les débats se sont concentrés sur la légitimité de l'addition et la validité des citations patristiques.
L'utilisation de la Lettre à Marin de Maxime le Confesseur fut particulièrement révélatrice des malentendus persistants. Alors que les Latins (notamment André de Rhodes) l'introduisaient pour prouver l'ancienneté de l'addition, les Byzantins (comme Marc d'Éphèse) l'utilisaient pour affirmer que le Fils ne pouvait être une "cause" de l'Esprit. L'empereur Jean VIII Paléologue tenta de forcer un accord, mais la division au sein de la délégation grecque et l'insistance latine sur l'acceptation de la causalité du Fils menèrent à un compromis boiteux. Finalement, le concile produisit une déclaration d'union, Laetentur Caeli, qui affirmait que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils "comme d'un seul principe", mais cette union fut rapidement répudiée à Constantinople.
L'époque moderne et le dialogue oecuménique
Malgré l'échec de Florence, le XIXe siècle marqua le début d'une nouvelle ère de dialogue, notamment avec la Conférence de Bonn en 1875. Les participants de Bonn ont reconnu que l'insertion du Filioque dans le Credo était illégale et ont souhaité son retour à sa forme primitive. Sur le plan théologique, il a été souligné que le grec ekporeuesthai (origine hypostatique de l'Esprit du Père seul) et proienai (l'écoulement ou manifestation de l'Esprit du Père à travers le Fils) correspondaient au latin procedere, et que les Pères grecs, notamment Maxime, avaient reconnu un rôle du Fils dans la ekphansis ou skalipsis éternelle de l'Esprit.
Au XXe siècle, le mouvement œcuménique a gagné du terrain. La publication de Kosmische Liturgie de Hans Urs von Balthasar en 1941 a revitalisé les études sur Maxime le Confesseur en Occident. Les écrits de Maxime, notamment la Lettre à Marin, sont devenus un outil herméneutique essentiel pour comprendre et interpréter l'enseignement catholique sur le Filioque. Le document du Vatican de 1995, "Les traditions grecque et latine concernant la procession du Saint-Esprit," a été chaleureusement accueilli en Orient. Ce document affirmait que le Père seul est le "principe sans principe" et la "seule source" du Fils et de l'Esprit, et que le Filioque ne devait jamais contredire cette vérité. Il a également reconnu la distinction entre ekporeuesthai et proienai, soulignant que Maxime le Confesseur avait clarifié l'enseignement romain en précisant que le Filioque ne concernait pas l'ekporeuesthai de l'Esprit, mais sa proienai (procession) dans la communion consubstantielle du Père et du Fils.
La Consultation théologique orthodoxe-catholique nord-américaine, dans sa Déclaration conjointe de 2003, a également mis en évidence les contributions de Maxime le Confesseur pour résoudre les malentendus linguistiques et théologiques. Des théologiens comme Juan Miguel Garrigues ont proposé de considérer le Filioque comme une tentative d'exprimer la co-inherence trinitaire et la relation nécessaire entre le Fils et l'Esprit, tout en protégeant la monarchie du Père. Yves Congar a même suggéré que Rome retire le Filioque du Credo comme "geste d'humilité et de fraternité".
Conclusion
L'histoire du Filioque est un récit tragique de division, marqué par des malentendus linguistiques, des enjeux politiques mais aussi des divergences théologiques profondes. Le livre de Siecienski éclaire les dynamiques qui ont caractérisé ce débat pendant des siècles. Il met aussi en lumière les efforts continus de rapprochement et le rôle crucial de figures comme Maxime le Confesseur, dont la vision trinitaire offre des outils prometteurs pour l'unité future. Bien que le Filioque reste une "pierre d'achoppement" sur la voie de l'unité, les dialogues récents ont montré un niveau de consensus impensable il y a un siècle, offrant l'espoir que de nouveaux chapitres restent à écrire pour surmonter cette division historique.
La conclusion générale du livre semble être la suivante : le Saint-Esprit procède éternellement du Père à travers le Fils, mais le Père seul peut être appelé "cause" du Saint-Esprit de quelque manière que ce soit. L'auteur trouve cela mieux exprimé dans Maximus le Confesseur (Lettre à Marin) et il semble préférer la formule de la procession énergique qui est celle de Grégoire Palamas pour exprimer de manière orthodoxe ce que la doctrine catholique essaie d'exprimer. Bref, Palamas a offert l'interprétation la plus élaborée et la plus orthodoxe de ce que les Pères voulaient dire.
PEB