Dans un paysage académique et médiatique empreint de scepticisme, le livre de Brant Pitre se dresse comme une œuvre fondamentale et accessible, destinée à outiller tant les érudits que les laïcs. L'objectif principal de Pitre est de répondre à une question cruciale qui a ébranlé sa propre foi d'étudiant : Jésus de Nazareth a-t-il vraiment prétendu être Dieu ? Pour y parvenir, l'auteur entreprend de réfuter des affirmations modernes courantes et d'examiner les preuves historiques et bibliques de manière méticuleuse.
Contre le scepticisme populaire : l'anonymat et le "jeu du téléphone"
Pitre s'attaque d'emblée à des idées largement répandues : les Évangiles seraient des sources tardives, anonymes et peu fiables, comparables au "jeu du téléphone" où le message initial est déformé. Cette théorie, popularisée par des érudits comme Bart Ehrman, suggère que les titres des Évangiles ont été ajoutés bien après leur rédaction pour leur conférer une "autorité nécessaire", impliquant une tentative délibérée de tromper les lecteurs.
Cependant, Pitre expose de sérieuses faiblesses à cette thèse. Premièrement, il n'existe aucune copie anonyme des quatre Évangiles canoniques. Tous les manuscrits anciens, sans exception et dans toutes les langues, attribuent unanimement les Évangiles à Matthieu, Marc, Luc et Jean. Cette uniformité est frappante et contraste avec de véritables textes anonymes comme l'Épître aux Hébreux, pour laquelle les manuscrits et les Pères de l'Église montrent des attributions variées et incertaines.
Deuxièmement, le scénario d'une attribution tardive et universelle des mêmes noms à quatre ouvrages distincts, sans aucune trace de désaccord ni de copie anonyme, est historiquement invraisemblable. Il aurait été nécessaire de distinguer ces récits dès leur circulation, comme le souligne Graham Stanton.
Troisièmement, si l'objectif était juste de conférer de l'autorité, pourquoi deux des Évangiles (Marc et Luc) seraient-ils attribués à des non-témoins oculaires, plutôt qu'à des apôtres directs comme Pierre ou André ? Les "Évangiles perdus" ou apocryphes, comme l'Évangile de Pierre ou de Thomas, sont, eux, attribués à des témoins directs pour maximiser leur crédibilité, ce qui rend l'attribution de Marc et Luc plus authentique que fallacieuse.
Les auteurs des Évangiles : des témoins oculaires et leurs compagnons
Pitre explore ensuite les preuves internes et externes de l'auteur de chaque Évangile :
• Matthieu : l'Évangile est attribué à Matthieu, ancien collecteur d'impôts et apôtre. Contre l'idée que les apôtres étaient analphabètes, Pitre souligne que Matthieu, de par sa profession, était très probablement lettré et capable d'écrire, y compris en grec. Les Pères de l'Église confirment qu'il a rédigé un Évangile en hébreu.
• Marc : identifié comme le compagnon de Paul et le disciple de Pierre, Marc n'était pas un témoin oculaire direct de Jésus. Mais Papias de Hiérapolis et Irénée de Lyon attestent qu'il a retranscrit fidèlement l'enseignement oral de Pierre.
• Luc : médecin et compagnon de Paul, Luc déclare dans son prologue s'être appuyé sur le témoignage de témoins oculaires. Son Évangile, dédié à un certain Théophile, ainsi que les Actes des Apôtres (qu'il a également rédigés), forment une paire inséparable. Sa dédicace à Théophile rend impensable l'idée d'un ouvrage originellement anonyme.
• Jean : l'Évangile s'attribue lui-même au "disciple que Jésus aimait", largement identifié comme l'apôtre Jean, fils de Zébédée. Sa famille était suffisamment aisée pour avoir des serviteurs, suggérant une possible alphabétisation, ou l'utilisation d'un secrétaire, pratique courante à l'époque.
L'unanimité des Pères de l'Église, comme Justin Martyr, Irénée de Lyon, Clément d'Alexandrie et Tertullien, sur l'identité des auteurs des quatre Évangiles est un argument de poids. Ils n'ont jamais douté de leur authenticité. De plus, même des hérétiques et des critiques païens du christianisme, comme Celse au IIe siècle, acceptaient que les Évangiles aient été écrits par les disciples de Jésus, bien qu'ils en contestent le contenu. En revanche, ces mêmes Pères de l'Église ont rejeté les "évangiles perdus" (comme l'Évangile de Thomas ou de Judas) comme des faux et des forgeries, précisément parce qu'ils manquaient de preuves externes d'authenticité et contenaient des enseignements hérétiques.
Les Évangiles : des biographies historiques
Pitre réfute l'idée, notamment de Rudolf Bultmann, selon laquelle les Évangiles seraient plus proches du folklore que de la biographie historique. Il démontre que les Évangiles partagent de nombreuses caractéristiques avec les biographies gréco-romaines antiques : ils se concentrent sur la vie d'une seule personne, ont une longueur similaire (10 000 à 20 000 mots), commencent souvent par la généalogie du sujet, n'étaient pas nécessairement chronologiques et ne prétendaient pas être exhaustifs.
Plus important encore, les Évangiles sont des biographies historiques. Luc et Jean insistent explicitement sur le fait qu'ils rapportent la vérité sur les paroles et les actes de Jésus, basés sur des témoignages oculaires. Ils ne sont pas des transcriptions mot pour mot, mais visent à rendre la "substance" de ce que Jésus a dit et fait.
La datation des Évangiles : plus tôt que prévu
Pitre remet en question la datation standard des Évangiles synoptiques à la fin du Ier siècle (Marc vers 70, Matthieu et Luc vers 80-85, Jean vers 90-95). L'argument principal pour cette datation tardive repose sur l'interprétation des prophéties de Jésus concernant la destruction du Temple en 70 apr. J.-C. comme des récits "après coup". Cependant, Pitre souligne que l'Ancien Testament contient déjà des descriptions détaillées de la destruction du Temple (par Nabuchodonosor en 586 av. J.-C.), et que Jésus n'était pas le seul à prophétiser une nouvelle destruction. Surtout, les Évangiles ne mentionnent jamais la destruction du Temple comme un événement passé, et contiennent des avertissements (comme "priez que cela n'arrive pas en hiver") qui n'auraient de sens que s'ils avaient été écrits avant l'événement.
De plus, la théorie des deux sources (Marc et une source Q hypothétique) est un point de départ peu fiable pour la datation, étant donnée l'insolubilité du problème synoptique et le caractère purement hypothétique de la source Q, dont aucun manuscrit ni référence n'a jamais été trouvé.
Un argument clé pour une datation plus précoce est la fin des Actes des Apôtres. Le livre se termine brusquement avec Paul sous assignation à résidence à Rome vers 62 apr. J.-C.. Si Luc avait écrit après 70 apr. J.-C., il aurait probablement mentionné le martyre de Paul et Pierre. Cela suggère que Luc a écrit les Actes avant 62 apr. J.-C. Si l'Évangile de Luc a été écrit avant les Actes, et que Matthieu et Marc ont précédé Luc, alors au moins deux, voire les trois Évangiles synoptiques, auraient été rédigés avant 62 apr. J.-C., réduisant considérablement le "fossé temporel" entre la vie de Jésus et les Évangiles.
Jésus a-t-il réellement prétendu être Dieu ?
C'est la question centrale du livre. Pitre soutient que Jésus a affirmé sa divinité, mais par des énigmes, des questions et des actions que son public aurait comprises dans leur contexte juif du Ier siècle.
• La tempête apaisée : Jésus démontre un pouvoir sur le vent et la mer que l'Ancien Testament attribue exclusivement à YHWH, le Dieu d'Israël (par exemple, Psaume 107). La question des disciples, "Qui est donc celui-ci, que même le vent et la mer lui obéissent ?", révèle l'implication divine de son action.
• La marche sur l'eau : Jésus se révèle en disant "Je suis" (grec egō eimi), une expression qui renvoie au nom divin révélé à Moïse dans le buisson ardent (Exode 3:14). Les disciples, effrayés et stupéfaits, finissent par l'adorer, le reconnaissant comme le Fils de Dieu.
• La transfiguration : sur la montagne, Moïse et Élie apparaissent avec Jésus, et une voix du ciel le déclare "mon Fils bien-aimé". Moïse et Élie voient enfin la face de Dieu qu'ils n'avaient pu voir de leur vivant, désormais incarnée en Jésus.
Jésus a souvent maintenu une certaine "discrétion messianique" pour des raisons afin d'éviter d'être perçu comme un révolutionnaire et d'être exécuté avant le moment opportun. Cependant, des épisodes comme la guérison du paralytique, où Jésus pardonne les péchés et affirme son autorité en tant que "Fils de l'Homme" (une figure divine de Daniel 7), ou sa question sur le Messie comme "Seigneur de David" (Psaume 110, décrivant un roi céleste co-régnant avec Dieu et préexistant), sont des énigmes qui invitent son auditoire à reconnaître sa divinité. Même sa conversation avec le "jeune homme riche", où il déclare "Nul n'est bon, si ce n'est Dieu seul", n'est pas un déni de sa divinité, mais une invitation à reconnaître sa propre bonté divine, équivalant à celle de Dieu, surtout lorsqu'il l'invite à "Viens, suis-moi".
La Crucifixion : condamné pour blasphème
L'événement le plus "scandaleux pour les juifs et la folie pour les Gentils" – la Crucifixion – trouve son explication non pas dans des menaces contre le Temple, mais dans la revendication de Jésus de sa propre identité divine. Lors de son procès devant le Sanhédrin, la charge de blasphème est prononcée après que Jésus ait affirmé être le Messie, le Fils du Béni, et le "Fils de l'Homme" venant sur les nuées du ciel, assis à la droite de la Puissance (Daniel 7:13-14, Psaume 110:1). Cette affirmation d'une égalité avec Dieu est ce qui a déclenché la réaction de déchirure des vêtements de Caïphe, un signe de condamnation pour blasphème contre Dieu. Le fait que l'Évangile de Jean rapporte aussi cette accusation de blasphème pour s'être fait "Fils de Dieu" renforce cette conclusion.
Même son cri sur la croix, "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?", n'est pas un signe de désespoir, mais une citation délibérée du Psaume 22. Ce psaume, prophétique de la crucifixion, se termine par une affirmation de confiance en Dieu et la conversion des nations païennes. La crucifixion de Jésus, avec le sang et l'eau s'écoulant de son côté (Jean 19:34-35), symbolise sa mort comme le sacrifice du véritable Temple, la présence de Dieu sur terre.
La Résurrection : une réalité physique et glorifiée
La Résurrection n'est pas une simple réanimation, ni l'immortalité de l'âme, ni une simple exaltation au ciel (distincte de l'Ascension). Pour les disciples, la Résurrection signifie un retour à une vie corporelle nouvelle et transformée, où le corps de Jésus conserve ses plaies mais possède de nouvelles qualités extraordinaires (traverser les murs, changer d'apparence). La confession de Thomas, "Mon Seigneur et mon Dieu !", après avoir vu le Christ ressuscité, en témoigne.
La foi en la Résurrection s'est répandue non par crédulité (les disciples eux-mêmes ont douté), mais pour trois raisons majeures :
1. Le tombeau vide : tous les Évangiles attestent de sa découverte par les femmes. Le fait que ce témoignage féminin, peu crédible à l'époque, ait été conservé, renforce son authenticité historique.
2. Les apparitions du Christ ressuscité : de nombreux témoignages oculaires rapportent des apparitions de Jésus à Marie-Madeleine, Pierre, Jacques, Jean, Thomas, à plus de cinq cents frères, et à Paul. Les différences de détails n'invalident pas la réalité des apparitions.
3. L'accomplissement des Écritures : la résurrection de Jésus au troisième jour est présentée comme l'accomplissement des prophéties juives, en particulier le "signe de Jonas" (Matthieu 12:38-41). L'histoire de Jonas n'est pas celle d'une survie miraculeuse, mais d'une mort et d'une résurrection, suivie par la conversion d'une ville païenne, Ninive. Le miracle de Jésus est double : sa Résurrection et la conversion inexplicable des nations païennes qui s'ensuit, un phénomène dont les Pères de l'Église, comme Eusèbe de Césarée, ont été les témoins stupéfaits.
La question ultime : "Mais pour vous, qui suis-je ?"
En conclusion, Pitre réexamine le trilemme de C.S. Lewis (menteur, fou ou Seigneur). La "quatrième option" – que Jésus n'ait jamais prétendu être divin – exige d'ignorer une quantité considérable de preuves historiques : les manuscrits, les Pères de l'Église, le genre littéraire des Évangiles, leur datation précoce, les miracles, les accusations de blasphème, le tombeau vide et les apparitions du Ressuscité, et les prophéties bibliques.
Pitre montre que les preuves historiques sont massives : Jésus a agi et parlé comme s'il était Dieu, et il a été crucifié pour cette revendication. Il l'a fait de manière progressive, par des énigmes et des questions, invitant ses disciples et son auditoire à une découverte personnelle. La confession de Pierre à Césarée de Philippe, "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant", n'est pas le fruit de l'intellect humain, mais une révélation divine du Père.