L'ouvrage Noah's Flood: The New Scientific Discoveries About the Event That Changed History (1998) est l'oeuvre de deux océanographes, William Ryan et Walter Pitman. Leur hypothèse suggère qu'un événement géologique cataclysmique réel pourrait être à l'origine de nombreuses légendes universelles, y compris celle du Déluge de Noé.
Ryan et Pitman sont d'avis qu'il ne faut pas tenter de « transformer la légende en histoire », mais plutôt « supposer que sous ce qu'il y a d'artificiel ou d'incroyable, il y a quelque chose de factuel ».
Ils suggèrent que le Déluge biblique pourrait être inspiré par une catastrophe réelle : l’inondation de la mer Noire vers 5 600 av. J.-C., lorsque la Méditerranée a débordé dans la Mer Noire par le Bosphore, submergeant un territoire habité et transformant un lac d’eau douce en mer.
Résumé du livre :
1. L'émergence des récits anciens et la quête de preuves
Avant le XIXe siècle, le Déluge de Noé était daté avec grande confiance en 2348 av. J.-C. Cependant, la découverte de milliers de tablettes cunéiformes par Hormuzd Rassam dans la bibliothèque du roi Assurbanipal à Ninive a révélé des récits de déluge bien plus anciens, datant du 2e et même du 3e millénaire av. J.-C.
L'exemple le plus célèbre (dont je parle dans mon Livre Noir des manipulations historiques, Fiat Lux, 2017) est l'« Épopée de Gilgamesh », dont George Smith a déchiffré une tablette en 1872. Ce récit raconte comment Uta-napishti (le Noé mésopotamien) est averti par le dieu Ea (ou Enki) de construire un grand bateau pour échapper à un déluge universel que le dieu Enlil prévoit pour détruire l'humanité. Les instructions données à Uta-napishti rappellent celles de la Genèse à Noé : « Démolis ta maison, construis un bateau ! Abandonne les richesses, cherche la survie ! Dédaigne la propriété, sauve la vie ! Prends à bord du bateau la semence de toutes les choses vivantes ! ». D'autres versions existent, comme celle du roi sumérien Ziusudra, qui reçoit un avertissement divin et survit à une inondation qui « balaya le pays ». Une version encore plus ancienne, l'Atrahasis, décrite comme peut-être la plus ancienne des récits de déluge, met en scène Enki avertissant Atrahasis en parlant au mur de sa maison.
Ces découvertes ont conduit à la certitude que « le Déluge, si accablant qu'il a divisé l'histoire humaine en un avant et un après, avait bel et bien eu lieu » et qu'il a « pris naissance en Mésopotamie ».
Sir Leonard Woolley a fouillé à Ur entre 1922 et 1935, espérant trouver des preuves du Déluge biblique. Il a découvert une couche de limon « propre, déposée par l'eau » de 3,5 mètres (entre 11 et 12 pieds) d'épaisseur, dépourvue d'artefacts humains, qu'il a interprétée comme la preuve du Déluge. Sa découverte a semblé confirmer les récits bibliques. Les listes royales sumériennes, qui distinguent les dynasties « avant » et « après » le Déluge, renforçaient son interprétation. Cependant, les fouilles ultérieures à d'autres sites mésopotamiens n'ont pas révélé la même couche de limon, et les datations ont montré des inondations locales à des époques différentes (2750 av. J.-C. pour Fara, milieu du 4e millénaire av. J.-C. pour Ur). La conclusion est que la revendication de Woolley était une catastrophe localisée.
2. L'hypothèse du « Burst-Through » (débordement soudain) de la Mer Noire de Ryan et Pitman
C'est dans ce contexte que William Ryan et Walter Pitman ont développé leur hypothèse audacieuse.
La genèse de leur idée remonte à une discussion en 1972 où John Dewey a mis au défi Ryan et Pitman de trouver un « candidat plausible » pour le Déluge de Noé, qui soit « récent et non ridicule ».
Leurs recherches se sont appuyées sur les données du Deep Sea Drilling Project (DSDP). Des carottages effectués en octobre 1961 par le navire de recherche Glomar Challenger dans la Méditerranée ont révélé des fragments de roche volcanique et de sédiments marins, ainsi que des cristaux transparents, à 7 083 pieds sous la surface.
Ces découvertes ont mis en évidence que la Méditerranée s'était asséchée il y a 5 à 7 millions d'années, devenant un désert de sel.
Le barrage de Gibraltar se serait alors effondré de manière catastrophique, inondant le désert méditerranéen avec l'eau salée de l'Atlantique. Ryan a même observé des anguilles fossilisées et s'est demandé si le souvenir de leur ancien isolement avait été « stocké génétiquement » pendant des millions d'années.
Ryan et Pitman ont alors envisagé la possibilité d'autres inondations causées par le « remplissage permanent d'une grande dépression fermée ».
L'indice le plus utile pour identifier le Déluge de Noé est devenu la recherche d'un remplacement faunique dans les territoires autrefois occupés par les humains.
Leurs investigations ont porté sur la Mer Noire. Avant l'événement qu'ils proposent, la Mer Noire était un lac d'eau douce. Les carottes de sédiments ont révélé un « remplacement de faune ». Ryan a formulé une prédiction : si la submersion de l'ancien lac de la Mer Noire avait été causée par une inondation soudaine, les dates obtenues par la méthode AMS (spectrométrie de masse par accélérateur) à partir des coquilles de mollusques seraient toutes les mêmes. Les données ont confirmé pleinement cette prédiction.
Selon Ryan et Pitman, la Mer Noire a connu un « burst-through » (débordement soudain) vers 5600 av. J.-C. (à quelques décennies près). À cette époque, le niveau de la mer mondiale était beaucoup plus bas après la dernière période glaciaire. La fonte des glaciers a fait monter le niveau de la mer Méditerranée, et l'eau salée s'est frayé un passage à travers le Bosphore, qui était alors une étroite bande de terre. Cet afflux d'eau a provoqué une augmentation spectaculaire du niveau de la Mer Noire, inondant 155 000 kilomètres carrés de terre en moins de deux ans.
Pour les populations vivant à l'est des côtes, le premier signe aurait été un « rugissement lointain, accompagné d'une vibration inquiétante »
Ryan et Pitman postulent une « diaspora » des survivants de cette catastrophe. Ceux du nord et de l'ouest auraient fui vers l'Europe et l'Ukraine, tandis que ceux du sud auraient échappé vers l'Anatolie et au-delà, comme l'illustrent des cartes hypothétiques de migration dans leur livre. Cette migration aurait contribué à la diffusion des récits de Déluge dans diverses cultures.
Bilan
Malgré le fait que l'événement soit maintenant considéré comme « absolument certain » par des scientifiques internationaux, la publication de Noah's Flood a rencontré une réponse « modérée » ou même insultante de la part de certaines communautés scientifiques et laïques.
Par exemple, David Harris de l'Institut d'Archéologie de l'Université de Londres a qualifié leurs conclusions de « fantaisie », et Dr Stephanie Dalley les a rejetées comme n'étant « même pas dignes d'être prises en considération ».
Le « chaînon manquant » résidait dans l'absence de preuves archéologiques directes d'habitations humaines submergées, qui se trouveraient probablement à 90 à 120 mètres (300 à 400 pieds) sous le niveau actuel de la Mer Noire, une profondeur rendant l'archéologie sous-marine normale difficile. Cependant, les recherches de Robert Ballard en 1999 avec des submersibles ont été spécifiquement menées pour « chercher des preuves à l'appui de leurs affirmations ».
L'hypothèse de Ryan et Pitman a donné une crédibilité « considérablement plus grande » à l'idée d'un homme (ou de plusieurs hommes) qui aurait construit un bateau pour sauver sa famille et son bétail d'une catastrophe aquatique majeure, même si l'identité de cet homme ou de ces hommes (Noé, Uta-napishti, Xisuthros, ou Deucalion) reste inconnue.
Leurs travaux ont réaffirmé que la science moderne offre une gamme fascinante d'approches pour explorer ces événements anciens.
Bref, si de nombreux scientifiques soulignent avec raison que les preuves sont encore partielles et discutables (la datation exacte de l’inondation et l’étendue réelle de la catastrophe ne sont pas entièrement confirmées), et si des géologues considèrent que l’inondation aurait été importante mais pas nécessairement « mondiale », ce qui limite la correspondance directe avec le récit biblique, il paraît clair que les récits bibliques et ceux qui les précèdent peuvent combiner plusieurs inondations locales ou événements catastrophiques, sans refléter nécessairement un unique événement historique.
En somme, l'hypothèse de Ryan et Pitman est plausible comme source d’inspiration pour les récits de déluges, même si le Déluge biblique est avant tout un récit littéraire et théologique, et non le récit exact d’un événement mondial. Elle offre surtout l’intérêt de mettre en lien les récits jusque là tenus pour légendaires avec des événements climatiques et géologiques réels, ce qui enrichit l’histoire et la compréhension de la transmission du passé.
Paul-Éric Blanrue.