BLOG DES AMIS DE PAUL-ÉRIC BLANRUE --- ARCHIVES, ACTUALITÉS, PROSPECTIVES --- DÉMYSTIFICATION ET CONTRE-HISTOIRE

dimanche 31 août 2025

L'argument cosmologique du Kalām : les arguments philosophiques sur la finitude du passé.



Ce volume, édité par Paul Copan et William Lane Craig et publié en 2018 par Bloomsbury Academic, offre un large aperçu du débat contemporain autour de l'Argument Cosmologique du Kalām (KCA). Cet ouvrage s'inscrit dans la série « Bloomsbury Studies in Philosophy of Religion » et rassemble des essais de nombreux philosophes, partisans et détracteurs, explorant les arguments philosophiques en faveur de la finitude du passé.

William Lane Craig, figure majeure de la philosophie de la religion, est reconnu pour avoir ravivé l'intérêt pour le KCA depuis la publication de son propre livre sur le sujet en 1979. Comme le note Quentin Smith, « plus d'articles ont été publiés sur la défense de l'argument du Kalām par Craig que sur toute autre formulation contemporaine d'un argument pour l'existence de Dieu par un autre philosophe ».

Le KCA, dont les racines plongent dans la scolastique islamique médiévale via des penseurs comme al-Ghazālī, se présente sous une forme syllogistique simple et percutante :

1. Tout ce qui commence à exister a une cause à son commencement.
2. L'univers a commencé à exister.
3. Par conséquent, l'univers a une cause à son commencement.

Une analyse conceptuelle de cette cause révèle des attributs frappants, notamment son intemporalité, son immatérialité et, ultimement, sa "personnalité".

Ce volume se concentre principalement sur les arguments philosophiques soutenant la deuxième prémisse (« L'univers a commencé à exister ») et sur la plausibilité de la première prémisse.

1. La première prémisse : « Tout ce qui commence à exister a une cause »
William Lane Craig considère cette prémisse comme « intuitivement évidente » et « solidement appuyée par l'expérience ». Il la reformule parfois de manière conditionnelle : « Si l'univers a commencé à exister, alors l'univers a une cause à son commencement ».
1.1. La critique d'Adolf Grünbaum : la « normalité du néant »
Adolf Grünbaum conteste cette première prémisse en affirmant que les arguments cosmologiques, y compris le KCA et l'argument leibnizien, présupposent implicitement la « normalité du néant » (SoN - Spontaneity of Nothingness).
Cette présupposition implique que l'état naturel, non perturbé du monde, est l'absence d'existence, une idée que Grünbaum juge sans fondement empirique. Il soutient que la science montre que ce qui est « naturel » est une question empirique a posteriori, non a priori. Grünbaum illustre son propos avec des exemples scientifiques :
• Les vues aristotéliciennes sur le mouvement, où une force externe était toujours nécessaire pour maintenir un corps en mouvement, ont été remplacées par la physique newtonienne où le mouvement uniforme est naturel.
• Les travaux de Pasteur sur la génération spontanée de la vie, qui montraient son impossibilité dans des conditions stériles sur de courts intervalles, mais qui furent réhabilités par Oparine et Urey pour des conditions favorables sur des temps cosmiques.
• Le modèle de l'univers stationnaire de Bondi et Gold, où la matière « apparaît spontanément » sans cause externe, en déduction de la conservation de la densité de matière et de la loi de Hubble.
Grünbaum critique également les arguments de simplicité avancés par Leibniz et Swinburne pour justifier la SoN. Il affirme que l'argument de Swinburne sur la « simplicité » d'un état de non-existence ou de l'omnipotence divine comme l'explication la plus probable est une « mauvaise représentation de l'utilisation des critères de simplicité dans la science réelle ». Il cite Keith Parsons qui utilise l'exemple d'un démon pour expliquer la psychose, une explication simple mais obscurantiste et untestable. De même, il souligne que les lois d'Einstein sont plus complexes que celles de Newton, ce qui contredit l'idée que la simplicité a priori est législative pour ce qui existe.
1.2. La réponse de Craig à Grünbaum : la théorie du temps tendu
William Lane Craig rejette l'accusation de Grünbaum selon laquelle le KCA présuppose la SoN. Il distingue le KCA des arguments thomistes, qui, eux, impliquent une « disposition au néant » pour les êtres contingents. Pour Craig, la divergence fondamentale réside dans l'objectivité du devenir temporel. Le KCA est ancré dans une théorie du temps tendu (A-théorie), qui soutient que le devenir temporel est une caractéristique objective de la réalité. Dans cette perspective, l'univers, en commençant à exister, « entre littéralement en être », nécessitant une cause.
En revanche, la théorie du temps non tendu (B-théorie), défendue par Grünbaum, considère le devenir temporel comme une illusion subjective, les événements existant atemporellement dans un bloc spatio-temporel.
Pour un partisan de la B-théorie, le « commencement » de l'univers serait une « extrémité frontale » d'un continu spatio-temporel préexistant, sans qu'il y ait eu un véritable « venir à l'être ». Craig critique cette vision, affirmant qu'elle « dénie des faits évidents sur le monde ». Il argumente également que l'abstraction du temps physique dans les théories scientifiques ne signifie pas que le devenir temporel n'existe pas intrinsèquement au temps lui-même.

2. La deuxième prémisse : « L'univers a commencé à exister »
Pour défendre cette prémisse cruciale, le volume présente des arguments déductifs et s'appuie sur des confirmations scientifiques.
2.1. Arguments déductifs pour la finitude du passé
2.1.1. L'argument basé sur l'Impossibilité de l'existence d'un infini actuel (AIAI). Cet argument soutient qu'un infini actuel ne peut pas exister dans la réalité concrète. Craig utilise fréquemment le paradoxe de « l'hôtel de Hilbert » pour illustrer les « absurdités contre-intuitives » qui en découleraient. Par exemple, un hôtel infiniment rempli peut toujours accueillir de nouveaux clients en déplaçant les existants, ou des clients peuvent partir sans réduire le nombre total d'occupants (l'infini moins un reste l'infini). Ces scénarios, selon Craig, violent le « maxime d'Euclide » selon lequel le tout est plus grand que la partie, un principe qui s'applique intuitivement aux collections finies.
• Critiques :
◦ Wes Morriston et Graham Oppy contestent que les implications de l'hôtel de Hilbert soient de véritables contradictions logiques. Morriston affirme que ces « absurdités » résultent d'une application inappropriée du maxime d'Euclide aux ensembles infinis, pour lesquels la théorie des nombres transfinis de Cantor montre que le tout peut être en correspondance un-à-un avec l'une de ses parties propres. Oppy trouve la défense de l'infinitisme ontologique par Craig « très faible ».
◦ Landon Hedrick argumente que l'Hôtel de Hilbert est inefficace contre les présentistes (dont Craig), car, selon cette théorie du temps, les événements passés n'existent plus. Par conséquent, il n'y aurait pas un nombre infini actuel d'événements passés dans la réalité présente pour le KCA à contester.
• Réponses :
◦ Andrew Loke distingue la possibilité mathématique de la possibilité métaphysique. Il soutient que les nombres, en tant qu'entités abstraites, sont causalement inertes et n'ont pas de pouvoir causal sur la réalité concrète. Il propose que les partisans du KCA peuvent accepter le platonisme pour les infinis abstraits (en mathématiques) mais rejeter les infinis concrets en raison de violations de vérités métaphysiques nécessaires. Il répond spécifiquement à Hedrick en affirmant que les « absurdités » du KCA visent les infinis concrets. Dans une théorie présentiste, les événements futurs, même infinis en nombre, n'existent pas encore comme entités concrètes.
◦ William Lane Craig insiste sur la distinction entre « existence mathématique » (absence de contradiction logique prouvée) et « existence ontologique » (existence dans la réalité concrète). Il cite Benardete pour souligner que l'absurdité des paradoxes de l'infini se manifeste lorsqu'on les confronte « in concreto ». Craig réfute également l'idée que si les infinis actuels sont impossibles, les attributs de Dieu (omnipotence, omniscience) seraient finis. Il suggère que le sens quantitatif de l'infini pourrait simplement ne pas s'appliquer à Dieu.
2.1.2. L'argument basé sur l'impossibilité de la formation d'un infini actuel par Addition Successive. Cet argument postule qu'une collection formée par addition successive ne peut être actuellement infinie, car l'infini ne peut être « traversé ». Craig utilise souvent le paradoxe de Tristram Shandy : si Tristram Shandy met un an pour écrire un jour de sa vie, et qu'il a écrit depuis une éternité passée, il ne pourrait jamais finir son autobiographie ni même commencer à écrire sur le jour présent. L'idée est qu'une tâche infinie ne peut être « achevée ».
• Critiques :
◦ Wes Morriston soutient que les arguments de Craig ne prouvent pas l'impossibilité d'un passé infini. Il met en cause la dépendance de ces paradoxes à une version forte et controversée du Principe de Raison Suffisante (PSR), qui exigerait une explication pour chaque fait contingent.
◦ Graham Oppy considère que l'argument de la formation par addition successive est « très faible ». Il soutient que les paradoxes de Tristram Shandy n'établissent pas l'impossibilité d'un passé infini. Oppy critique l'application du PSR dans ce contexte. Il soulève également la question de l'« avenir sans fin » : si le passé ne peut être infini, pourquoi l'avenir le pourrait-il ?
◦ Stephen Puryear examine la défense de Craig selon laquelle l'espace et le temps sont des « tout » qui ne sont divisés en parties que par notre pensée. Puryear argumente que cette position, bien qu'elle puisse préserver le finitisme contre l'idée de traverser un infini actuel, conduit à l'absurdité que l'histoire entière de l'univers serait un seul événement indivisible, ce qui contredit la possibilité de distinguer des événements passés successifs.
◦ Ben Waters propose une version modifiée du paradoxe « le journal de Mathusalem », qui vise à démontrer la finitude du passé en construisant une fonction des jours passés incompatible avec un passé infini. Cette approche se veut moins susceptible de prouver « trop ».
• Réponses :
◦ David S. Oderberg défend Craig en affirmant que le paradoxe de Tristram Shandy, interprété correctement et en conjonction avec le PSR, montre l'absurdité d'un passé infini. L'absence d'une explication adéquate pour que Tristram Shandy termine sa tâche à un moment précis plutôt qu'à un autre, si le passé était infini, constitue une violation du PSR.
◦ William Lane Craig répond à l'objection de l'« avenir sans fin » en réitérant que le KCA repose sur une théorie du temps tendu (A-théorie), où le futur n'existe pas mais est une pure potentialité. Ainsi, un avenir sans fin ne constitue pas un infini actuel, à la différence d'un passé infini. La charge de la preuve incombe à l'objecteur de montrer que les arguments contre un passé infini s'appliquent de la même manière à un avenir potentiellement infini. Il rejette également les « supertâches » (réalisation d'un nombre infini de tâches en un temps fini) comme de la « fantaisie ».
2.2. Confirmation Scientifique
Bien que le volume se concentre sur les arguments philosophiques, il souligne que les découvertes scientifiques récentes offrent une confirmation empirique de la finitude de l'univers, renforçant ainsi la deuxième prémisse du KCA.
• Expansion de l'univers et Big Bang : les modèles cosmologiques du Big Bang, développés par Friedmann et Lemaître dans les années 1920, décrivent un univers en expansion qui, en étant une « rétro-ingénierie », remonte à une singularité, une limite à l'espace-temps, à la matière et à l'énergie.
• Thermodynamique : la deuxième loi de la thermodynamique (l'entropie tend à augmenter) suggère que l'univers ne peut pas être éternel, car il aurait déjà atteint un état d'équilibre thermique (mort thermique) s'il l'était.
• Le théorème de Borde-Guth-Vilenkin (2003) : ce théorème, largement accepté par les cosmologistes, établit que tout univers qui a été en expansion cosmique en moyenne au cours de son histoire passée ne peut être éternel dans le passé et doit avoir une limite spatio-temporelle. Ce théorème « balaie d'un revers de main les tentatives les plus importantes d'éviter le début absolu de l'univers ». Alex Vilenkin déclare : « Il est dit qu'un argument est ce qui convainc les hommes raisonnables et une preuve est ce qu'il faut pour convaincre même un homme déraisonnable. Avec la preuve maintenant en place, les cosmologistes ne peuvent plus se cacher derrière la possibilité d'un univers éternel passé. Il n'y a pas d'échappatoire, ils doivent faire face au problème d'un commencement cosmique ».
Oppy remet en question la portée de ces arguments scientifiques, soutenant qu'ils ne démontrent que la finitude passée de l'univers physique, et non qu'il « a commencé à exister » au sens causal du KCA. Craig répond que le terme « commence à exister » peut être interprété comme une « finitude métrique passée », où le temps lui-même a un commencement, ce qui rend la prémisse causale pertinente.

Conclusion
Ce livre fascinant offre un aperçu rigoureux et nuancé des arguments philosophiques soutenant la finitude du passé. L'anthologie met en lumière la complexité de concepts tels que l'infini, le temps et la causalité, et les défis intellectuels qu'ils posent.
Le débat présenté dans ce volume, qu'il s'agisse des paradoxes de l'infini, des théories du temps ou des implications scientifiques, souligne que le KCA demeure un argument d'un « intérêt philosophique inhabituel » et d'une « plausibilité » persistante.