BLOG DES AMIS DE PAUL-ÉRIC BLANRUE --- ARCHIVES, ACTUALITÉS, PROSPECTIVES --- DÉMYSTIFICATION ET CONTRE-HISTOIRE

mardi 21 avril 2015

L'un des combats les plus insignes de Richard Wagner ? La guerre ? L'antisémitisme ? La mythologie germanique ? Non : le combat contre la vivisection. Pour voir l'histoire différemment, lisez cette lettre, qui n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan d'écrits que le génial musicien (mort à Venise en 1883) a consacrés à cette noble cause.


Lettre ouverte à M. Ernst von Weber,
auteur de Les chambres de torture de la science


Cher et très honoré Monsieur,



Vous me croyez capable de pouvoir vous aider de ma parole, dans votre campagne si énergique entreprise récemment contre la vivisection, et vous paraissez, à cet égard, prendre en considération le nombre assez important d'amis que m'a acquis leur goût pour mon art. Si votre édifiant exemple m'incite vivement à essayer de répondre à votre désir, c'est pourtant moins la confiance que j'ai en ma force qui me décide à vous imiter, qu'un vague sentiment de la nécessité d'étudier, même sur ce terrain bien éloigné en apparence de ce qui intéresse les artistes, le caractère de l'influence artistique que bien des gens m'ont, jusqu'à présent, attribué.

Comme nous rencontrons une fois de plus, dans le cas présent, le spectre de la Science qui est devenu, à notre époque matérielle, depuis la table de dissection jusqu'aux manufactures de fusils, le démon de l'utilitarisme, jugé seul digne de l'affection de l'État, je crois que, en me mêlant de la question actuelle, c'est déjà un grand avantage pour moi que tant de voix si graves et si autorisées se soient élevées en votre faveur, dénonçant au bon sens les assertions erronées, sinon mensongères, de nos adversaires.

D'autre part, il est vrai, on a accordé une si grande place au pur sentiment, dans la [discussion de] notre affaire, que nous avons donné aux railleurs et aux mauvais plaisants qui, presque seuls, s'occupent de nos entretiens publics, d'excellentes occasions de défendre les intérêts de la Science. Pourtant, à mon avis, c'est la question la plus grave de l'humanité qui est débattue ici ; de sorte que les convictions les plus profondes ne pourront être acquises que par un examen très sérieux de ce « sentiment » bafoué. J'essaierai volontiers de suivre cette voie, autant que mes faibles facultés me le permettent.

Ce qui m'a retenu jusqu'à présent d'entrer dans une des associations protectrices des animaux existantes, c'est que tous les appels et toutes les instructions que je leur voyais publier étaient basées presque exclusivement sur le principe utilitaire. Sans doute, importe-t-il en premier lieu aux philanthropes qui se sont voués jusqu'ici à la protection des animaux, d'en prouver l'utilité au peuple, pour en obtenir un meilleur traitement ; car les résultats de notre civilisation actuelle ne nous permettent pas d'invoquer d'autres motifs que la recherche du profit dans les actions humaines du citoyen.

Combien nous sommes encore étrangers à un motif exclusivement noble de bien traiter les animaux, et combien peu de chose a pu réellement être obtenu de la pratique courante, on le voit en ce moment même : les représentants de la ligne de conduite suivie jusqu'à présent par les sociétés protectrices contre la barbarie la plus inhumaine envers les animaux, celle qui s'exerce dans nos salles de vivisection autorisées par l'État, ne sauraient produire un seul argument concluant, dès que l'on fait valoir, pour la défendre, l'utilité de cette barbarie. Nous en sommes presque réduits à discuter exclusivement cette utilité ; et, si elle était démontrée avec une certitude absolue, ce serait précisément la société protectrice des animaux qui, par la ligne de conduite suivie jusqu'ici par elle, aurait favorisé, contre ses protégés, la cruauté la plus indigne de l'humanité.

Par conséquent, pour conserver nos sentiments sympathiques à l'égard des animaux, il n'y a, pour nous venir en aide, qu'à faire reconnaître officiellement l'inutilité de cette torture scientifique des animaux ; espérons que nous y arriverons. Quand bien même nos efforts auraient obtenu un succès complet de ce côté, rien encore de définitif et de bon n'aura été fait pour l'humanité, tant que la torture des animaux n'aura été abolie qu'en raison de son inutilité ; on aura ainsi défiguré et tué lâchement l'idée qui a donné naissance à nos sociétés pour la protection des animaux.

Ceux qui, pour empêcher les souffrances d'un animal prolongées à volonté, ont besoin d'autre mobile que celui de la pure pitié, ne pourront jamais se sentir vraiment fondés à réprimer les mauvais traitements des animaux de la part d'autrui. Quiconque s’est révolté à la vue du martyre d’un animal, n'y a été poussé que par la pitié ; et quiconque se joint à d'autres pour protéger les animaux, n'y est déterminé que par la pitié : pitié absolument désintéressée et inaccessible à tous les calculs d'utilité ou d'inutilité. Mais que, en tête de tous nos appels et avis adressés au peuple, nous n'osions mettre cette pitié que comme le seul mobile indiscutable qui nous pousse, voilà bien la malédiction de notre civilisation, et la confirmation que les religions de nos Églises officielles sont sans Dieu.

Il a fallu, de notre temps, l'enseignement d'un philosophe qui combat de la façon la plus impitoyable tout ce qui est faux et malsain, pour démontrer que la pitié, fondée sur la nature la plus intime de la volonté humaine elle-même, est la seule base vraie de toute morale. On s'est moqué de lui ; le sénat d'une académie des sciences l'a même mis à l'index avec indignation ; car la vertu, dès qu'elle n'est pas prescrite par la révélation, ne saurait être fondée que sur les méditations de la raison. Considérée logiquement, la pitié fut même déclarée un égoïsme par excellence : [on a prétendu] que la pitié ne serait motivée que par la vue d'une souffrance étrangère qui nous cause de la douleur à nous-mêmes, mais non par la souffrance étrangère elle-même, que nous tâcherions de réprimer uniquement afin d'en supprimer l'effet douloureux sur nous-même. Comme nous sommes devenus ingénieux pour nous défendre, dans la fange de l'égoïsme le plus vil, contre les remords causés par des sentiments communs à tous les hommes ! On a méprisé encore la pitié, sous prétexte qu'on l'a rencontrée très fréquemment chez les hommes même les plus grossiers, comme un minimum d'instinct vital ; sous ce prétexte, on s'est mis à confondre la pitié avec le regret que les témoins de toute infortune publique ou domestique expriment si facilement et traduisent, ces accidents se reproduisant si souvent, par un simple hochement de tête, puis s'en détournent en haussant les épaules ; – jusqu'au moment où un homme sort de la foule, auquel la vraie pitié commande d'apporter un secours efficace.

Celui qui n'avait d'autre inclination à la pitié et qui n'a pas surmonté ce lâche regret, sera content de pouvoir s'en dispenser, et il y puisera un parfait et plaisant dédain de l'humanité. Il sera difficile, en effet, de renvoyer un tel homme à son prochain pour apprendre de lui à pratiquer la pitié à son égard ; car c'est en général une chose bien difficile, dans notre société bourgeoise réglementée par la loi, que d'obéir au précepte de notre Sauveur : « Aime ton prochain comme toi-même. »

Notre prochain est en général bien peu digne de notre amour et, dans la plupart des cas, la prudence nous conseille d'attendre du prochain la preuve de son amour; de même, nous n'avons guère lieu de nous fier à la simple déclaration de son amour. Tout bien examiné, l'État et la Société sont combinés de telle sorte, d'après les lois de la mécanique, qu'il est très supportable de s'y passer de la pitié et de l'amour du prochain. Nous voulons dire par là que l'apôtre de la pitié aura bien de la peine à appliquer sa doctrine, de l'homme à l'homme d'abord, puisque même notre vie de famille, si dégénérée de nos jours, sous l'accablement de la misère et la recherche des distractions, ne saurait plus donner le bon exemple. Il est douteux aussi que ces doctrines soient accueillies avec enthousiasme par l’administration de l’armée qui, on le sait, maintient à peu près l’ordre dans toute notre existence politique, sauf à la Bourse ; elle lui prouverait qu’il faut comprendre la pitié dans un sens tout autre qu’il ne le croit, c’est-à-dire en gros[1], sommairement, comme un moyen d’abréger les souffrances inutiles de l’existence avec des projectiles qui touchent leur but avec une précision de plus en plus parfaite.

Par contre, la Science, revêtue de la sanction officielle, semble s'être chargée de pratiquer la pitié dans la société civile, en mettant professionnellement ses données en pratique. Nous ne voulons pas parler ici des résultats de la science théologique, qui arme les pasteurs d'âmes de nos communes de la connaissance des impénétrables mystères de la divinité ; et nous supposerons avec confiance, pour l'instant, que la pratique de cette profession incomparablement belle n'a pas prévenu ses disciples contre une propagande comme la nôtre. Il est vrai, malheureusement, que ce serait beaucoup exiger du dogme strict de l'Église, qui ne considère jamais comme sa base que le premier livre de Moïse, que de réclamer la pitié d’un Dieu même pour les animaux créés au profit de l’homme. Cependant, de nos jours, on peut surmonter mainte difficulté, et le bon cœur d’un curé philanthrope a certainement trouvé, dans l'exercice du gouvernement des âmes, mainte occasion qui pourrait avoir disposé son esprit dogmatique en faveur de notre cause. Quelque difficulté qu'il y ait pour la théologie elle-même à réclamer en faveur des buts de la simple pitié, nous aurions pourtant des perspectives d'autant plus encourageantes en envisageant la science médicale, qui arme ses disciples en vue d'une profession consacrée uniquement à soulager les souffrances humaines. Le médecin peut réellement nous paraître le sauveur laïc de la vie ; aucune autre profession ne peut se comparer à la sienne, étant donné les bienfaits palpables de son exercice. Pleins de confiance en lui, nous devons respecter ce qui lui prête les moyens de nous guérir de cruelles souffrances ; c'est pourquoi nous regardons la science médicale comme la plus utile et la plus précieuse, et sommes prêts à tout sacrifier à son exercice et à ses exigences ; c'est elle, en effet, qui nous donne le praticien vraiment breveté de la pitié active et personnelle, chose si rare à trouver parmi nous.

Quand Méphistophélès met en garde contre le « poison caché » de la théologie, nous voulons croire cet avertissement aussi malicieux que son éloge suspect de la médecine, dont il veut, pour consoler les médecins, laisser les succès pratiques « à la grâce de Dieu ». Mais justement, cette bonne opinion malicieuse qu'il professe à l'égard de la science médicale nous fait craindre qu'elle ne contienne sinon « un poison caché », du moins un poison bien ostensible, que le rusé compère ne vise qu'à nous cacher par son éloge provocant.

Il est surprenant, toutefois, que cette Science, qu’on juge généralement comme la plus utile, fasse voir de plus en plus clairement qu’elle n’est pas réellement une science, et tâche d’autant plus de se soustraire à l’expérience pratique pour arriver grâce à des notions de plus en plus positives, à l'infaillibilité qu'elle veut atteindre au moyen d'opérations spéculatives. Ce sont des docteurs-médecins eux-mêmes qui nous en informent. Les opérateurs-professeurs de physiologie spéculative peuvent les déclarer incompétents, [ces médecins] qui s'imaginaient qu'il s'agit surtout, dans l'exercice de l'art de guérir, de l'expérience accessible aux seuls docteurs-médecins, du coup d'oeil assuré de l'individu doué d'aptitudes médicales spéciales, et enfin de son dévouement profond, qui le fait venir en aide, autant que possible, aux malades qui se confient à lui. Mahomet, après avoir passé en revue toutes les merveilles de la création, finit par reconnaître que la plus grande merveille est que les hommes aient pitié les uns des autres ; nous accordons aveuglément cette [pitié] à notre médecin, tant que nous nous fions à lui, et le mettons, par conséquent, plus haut que le physiologiste qui spécule, dans la salle de dissection, et recherche, pour sa gloire, des résultats abstraits. Mais nous perdons cette confiance quand nous apprenons, comme l’autre jour, qu'une réunion de docteurs-médecins, par peur de la « science » ou craignant d'être pris pour des hypocrites ou des superstitieux, se sont laissé aller à démentir les qualités seules dignes de confiance que les malades leur supposent, et à se faire les plats valets du martyre spéculatif des animaux, en déclarant que, si l'on supprimait les exercices de dissection que messieurs les étudiants font sur les animaux vivants, le docteur-médecin ne pourrait plus, dans un avenir prochain, soigner ses malades.

Heureusement, les quelques renseignements que nous avons recueillis sur ce qu'il y a de juste et de vrai à ce sujet, sont si parfaitement édifiants, que la lâcheté de ces autres messieurs ne saurait plus nous enthousiasmer pour cette torture qu'ils recommandent avec philanthropie ; mais, au contraire, nous nous sentons enclins à ne plus confier notre santé et notre existence à un médecin qui en tire son enseignement : car nous le considérons comme un homme incapable de pitié et qui triche dans son métier.

Éclairés d'une façon si instructive sur le bousillage effrayant de cette « science » recommandée au respect extraordinaire et à la protection puissante du « grand public », et surtout de nos ministres et de nos conseillers princiers, comme récemment l'ont recommandée plusieurs docteurs-médecins dans leurs traités remarquables surtout par leur allemand élégant, nous pouvons espérer à bon droit que le spectre de l'utilité de la vivisection ne viendra pas nous hanter dans nos efforts ultérieurs ; il nous importera désormais uniquement de cultiver avec énergie chez nous la religion de la pitié, en dépit des fidèles du dogme de l'utilité. Malheureusement, la façon de considérer les choses humaines que nous venons d’adopter, nous a montré que la pitié était rayée de la législation de notre société ; car nous avons vu, sous prétexte de s'occuper de l'homme, nos institutions médicales même se transformer en écoles de la brutalité, – au nom de « la science », – celle-ci, un jour, se détournera naturellement des animaux contre l'homme, qui n'aura plus aucune protection contre ses expériences.

Guidés par cette irrésistible révolte que nous inspirent les terribles souffrances causées volontairement aux animaux, trouverons-nous le chemin qui mènera au seul royaume rédempteur qu'est la pitié éprouvée pour tout ce qui vit, comme dans un paradis perdu et reconquis consciemment ? –



Lorsque la sagesse humaine s'aperçut un jour que c'est le même souffle qui anime l'animal et l'homme, il sembla trop tard déjà pour détourner la malédiction que nous paraissions avoir attirée sur nous, nous mettant au niveau des bêtes féroces en consommant de la nourriture animale : maladies et misères de toute sorte auxquelles nous ne voyions pas exposés les hommes qui ne vivaient que de végétaux. La reconnaissance que nous en avons acquise nous fit apercevoir la profonde culpabilité de notre existence terrestre : elle décida ceux qui en étaient convaincus à renoncer à tout ce qui excite les passions et à s'abstenir de toute nourriture animale. C'est à ces sages que se dévoila le mystère du monde comme un incessant mouvement de déchirement qui ne pouvait être racheté pour revenir à l'unité saine et tranquille que par la pitié.

Seule la pitié, qu'il avait pour tout être qui respire, délivra le sage de la métamorphose incessante de toutes les existences douloureuses par lesquelles il devait passer jusqu'à rédemption définitive. C'est pourquoi il plaignait l'homme sans pitié pour sa souffrance, et plaignait plus profondément encore l'animal qu'il voyait souffrir, de le savoir incapable d'être délivré par la pitié. Ce sage reconnut que l'être doué de raison atteint au bonheur suprême par des souffrances volontaires que, partant, il recherche avec un zèle extrême et subit avec passion, tandis que l'animal n'attend la souffrance absolue qui lui est si inutile, qu'avec l’anxiété la plus terrible et une répugnance horrible. Et plus digne de compassion encore paraissait à ces sages l'homme qui pouvait tourmenter volontairement un animal et rester insensible à ses souffrances, car il savait que celui-là était encore plus éloigné de la rédemption que l'animal même : celui-ci, par comparaison, devait lui apparaître innocent comme un saint.

Des peuples, chassés vers des climats plus rudes, se voyant, pour préserver leur existence, réduits à la nourriture animale, ont conservé jusqu'à des époques récentes, la conscience que l'animal appartient non pas à eux, mais à une divinité ; ils savaient qu'en tuant ou abattant un animal, ils se rendaient coupables d'un crime dont ils devaient demander pardon à Dieu : ils lui immolaient l'animal et lui offraient, en action de grâces, les parties les plus nobles de la proie. Ce qui avait été ici un sentiment religieux, survécut, après la décadence des religions, dans des philosophies plus récentes, comme une pensée pleine d'humanité ; qu'on lise le beau traité de Plutarque : Sur l'intelligence des animaux terrestres et aquatiques ; avec sensibilité, on considérera alors comme ignominieuses les idées de nos savants et de leurs pareils.


Jusqu'ici, mais non au delà, hélas! nous pouvons suivre les traces de cette pitié, fondée sur la religion, que nos ancêtres humains ressentaient pour les animaux, et il semble que le progrès de la civilisation, en rendant l'homme indifférent « au Dieu », l'ait transformé en animal féroce ; en effet, nous avons vu un César romain, revêtu d'une peau de bête, mimer en public un animal féroce.

Un Être divin sans péché se chargea lui-même de la somme énorme des péchés de toute cette existence et la racheta par sa mort douloureuse. C'est par cette mort expiatoire que tout être qui vit et respire put se savoir racheté, pourvu qu'il la comprit et la prit en exemple, pour l'imiter. Voilà ce que firent les martyrs et les saints qui furent irrésistiblement entraînés à la souffrance volontaire en se plongeant dans la source de pitié jusqu'à la destruction de tout mensonge du monde. Il y a des légendes qui nous rapportent que les animaux s'attachèrent avec familiarité à ces saints, – non pas peut-être uniquement pour la protection dont ils étaient assurés, mais parce qu'ils étaient attirés en outre par le mobile puissant de la compassion qui en pouvait résulter : c'est qu'ici il y avait à lécher des blessures et peut-être aussi une main affectueuse et protectrice. Dans ces légendes, comme, par exemple, celle de la biche de sainte Geneviève, et tant d'autres analogues, il y a probablement un sens qui dépasse l'ancien Testament. –

Or, ces légendes ont disparu ; l'ancien Testament est vainqueur aujourd'hui, et l'animal féroce est devenu l'animal « qui calcule ». Notre credo dit : L’animal est utile, surtout quand il se soumet à nous, en se fiant à notre protection ; faisons donc de lui ce que bon nous semble, au profit des hommes ; nous avons le droit de torturer mille chiens fidèles pendant de longs jours, si nous aidons par là un homme à jouir du bien-être « cannibalesque » de « cinq cents cochons ».


L'horreur causée par les conséquences de cette maxime ne put trouver sa véritable expression que lorsque nous fûmes instruits plus clairement des abus de la torture scientifique des animaux, et que nous fûmes forcés finalement de demander comment, n'étant pas instruits par les dogmes de notre Église, notre attitude à l'égard des animaux devait être considérée comme morale et apaisante pour la conscience. La sagesse des Brahmanes, celle même de tous les peuples païens civilisés, est perdue pour nous : en méconnaissant leur conduite à l'égard des animaux, nous avons devant nous un monde rendu animal, dans le pire sens du mot, [un monde devenu] infernal. Il n'y a pas une vérité que, même si nous sommes capables de la pénétrer, nous ne soyions capable de couvrir du prétexte de notre égoïsme et de notre intérêt personnel : voilà en quoi consiste notre civilisation. Mais il semble, cette fois, que la mesure trop pleine déborde, et qu’une conséquence favorable du pessimisme actif puisse se faire jour, dans le sens du « bienfaisant » Méphistophélès.

A part, mais presque en même temps que se manifestaient ces tortures pratiquées sur des animaux au prétendu service de la science, un ami des animaux, homme de science, nous a révélé, par des recherches loyales, par des sélections attentives et des comparaisons vraiment scientifiques, les enseignements d'une science primitive disparue, d'après lesquels le même souffle anime la vie des animaux et la nôtre, bien plus, que nous descendons indubitablement des animaux. Cette constatation pourrait nous enseigner de la manière la plus sûre, selon l'esprit de notre siècle sans foi, à régler avec une précision infaillible nos rapports avec les animaux, et peut-être est-ce de cette seule manière que nous parviendrons à une véritable religion, celle de l'amour de l'humanité, que le Sauveur nous a enseignée et affirmée par son exemple.

Nous venons de dire ce qui nous rend à nous autres, esclaves de la civilisation, si incomparablement difficile la pratique de cette doctrine. Comme nous avons, jusqu'à présent, employé les animaux non seulement à nous nourrir et à nous servir, mais encore à faire connaître, dans leurs souffrances provoquées artificiellement, les maladies que nous pourrions avoir nous-mêmes, quand notre corps est corrompu par une vie non conforme à la nature, par toute sorte d'excès et de vices, nous devrions désormais nous en servir, dans notre éducation, pour épurer notre moralité et même, sous bien des rapports, comme des témoignages indiscutables de la sincérité de la nature.

Notre ami Plutarque nous en a déjà donné un exemple. Il a eu la hardiesse de composer, entre Ulysse et ses compagnons que Circé avait changés en bêtes, un dialogue où ceux-ci se refusent à être remétamorphosés en hommes, alléguant des raisons des plus persuasives. Celui qui aura lu avec attention ce curieux dialogue, aura bien de la peine à exhorter les hommes que notre civilisation a transformés en brutes, à retourner à la vraie dignité humaine. On ne peut en espérer un véritable succès que si l'homme reprend, par l'animal, conscience de sa noble nature. Sa souffrance et sa mort nous donneraient la mesure de la dignité supérieure de l'homme, qui est capable de concevoir la souffrance comme une leçon efficace, et la mort comme une expiation qui transfigure, tandis que l'animal souffre et meurt sans aucun profit pour soi-même.

Nous méprisons l'homme qui ne supporte pas avec résignation les maux dont il est frappé, et qui tremble d'une angoisse insensée devant la mort : et c'est précisément pour celui-là que les physiologistes font les vivisections d'animaux, qu'ils leur inoculent des poisons que cet homme s'est créés par ses vices, et prolongent artificiellement leurs douleurs pour apprendre combien de temps ils pourraient épargner à ce misérable la détresse suprême. Qui verrait une idée morale dans cette maladie ou dans ce remède ? Viendrait-on en aide, par de tels procédés scientifiques, à un pauvre ouvrier qui souffre de faim, de privations et d'épuisement ? On sait que c'est précisément celui-là, qui – heureusement! – ne se cramponne pas à la vie et l'abandonne assez volontiers, qui sert souvent aux expériences les plus intéressantes pour faire reconnaître objectivement des problèmes physiologiques ; de sorte que, par sa mort même, le pauvre rend autant de service au riche que, de son vivant, « en essuyant les plâtres », au prix de sa santé, des splendides appartements neufs. C'est pourtant ce que fait le pauvre, avec une inconscience stupide. On pourrait supposer, au contraire, que l'animal se laissât sciemment et volontiers torturer et tourmenter pour son maître, si l'on pouvait faire comprendre à son intelligence qu'il s'agit du salut de l'homme, son ami. Cela n'est pas trop dire ; on peut s'en rendre compte si l'on observe que les chiens, les chevaux et presque tous les animaux domestiques et domptés n'arrivent à être dressés que lorsqu'ils comprennent quels travaux nous leur demandons ; dès qu'ils le comprennent, ils les exécutent toujours volontiers ; des gens brutaux et imbéciles, au contraire, croient qu'il leur faut manifester leurs volontés par des châtiments dont l'animal ne comprend pas l'intention et qu'il interprète mal ; et cela, par conséquent, engendre de nouveaux mauvais traitements, qui seraient peut-être utiles s'ils étaient appliqués au maître qui connaît la signification du châtiment ; pourtant ils ne diminuent pas l'amour et la fidélité que l'animal, traité d'une façon si insensée, témoigne à son bourreau. Un chien, même au milieu des douleurs les plus violentes, peut caresser son maître ; les études des vivisecteurs nous l'ont appris : dans l'intérêt de l'humanité, nous devrions rechercher mieux qu'on ne l'a fait jusqu'ici, quelles opinions sur l'animal il faudrait tirer de ces expériences ; ce serait un profit pour nous de méditer sur ce que nous savions déjà par les animaux, et sur les enseignements que nous pourrions encore en tirer.

Aux animaux, qui nous enseignent tous ces arts par lesquels nous les avions pris et soumis eux-mêmes, l'homme n'était supérieur que par la feinte, la ruse, non par le courage ni par la bravoure ; car l’animal lutte jusqu'à ce qu'il finisse par succomber, indifférent aux blessures et à la mort : « Il ne sait ni supplier, ni demander grâce, ni avouer sa défaite. » Ce serait une erreur de vouloir baser la dignité humaine sur l'orgueil humain, à l'encontre de celui des animaux, et nous ne pouvons expliquer notre victoire sur eux et leur soumission que par notre art plus grand de la dissimulation. Nous nous glorifions de cet art : nous l'appelons « raison », et nous croyons, grâce à cet art, pouvoir fièrement nous distinguer de l'animal, parce que cet art est capable, entre autres choses, de nous rendre semblables à Dieu ; – sur quoi Méphistophélès donne son opinion à lui, quand il trouve que l'homme n'emploie sa raison « que pour être plus brute que n'importe quel animal ».

L'animal, dans sa grande sincérité et naïveté, ne sait évaluer combien est moralement méprisable cet art par lequel nous l'avons soumis ; il y reconnaît, en tout cas, quelque chose de démoniaque, et il y obéit avec crainte. Or, si l'homme qui commande exerce la clémence et une bonté aimable envers l'animal devenu désormais timide, nous pouvons supposer qu'il reconnaît dans son maître quelque chose de divin et qu’il honore et aime si fortement ce trait divin, qu’il emploie ses vertus naturelles de courage exclusivement à son service, fidèle jusqu'à la mort la plus douloureuse. Comme le saint est poussé irrésistiblement à témoigner sa foi en Dieu par des tortures et par la mort, de même, l'animal est enclin à témoigner son amour pour son maître qu'il vénère comme un dieu. Un lien unique, que le saint avait déjà pu rompre, attache l'animal, car il ne peut être que sincère à la nature : la pitié pour ses petits. Mais dans les embarras qui en résultent, il sait prendre une décision. Un voyageur laissa sa chienne qui l'accompagnait, et qui venait de mettre bas, dans l'écurie d'une auberge, et retourna seul chez lui, à trois heures de là ; le lendemain matin, il trouva, sur la paille de sa cour, les quatre petits et la mère morte auprès d'eux ; elle avait fait le chemin, pleine d'anxiété et de hâte, portant chaque fois un de ses petits ; ce n'est donc qu'après avoir déposé le dernier chez son maître, que, n'étant plus forcée de le quitter, elle s'était abandonnée à une mort retardée dans la douleur.

Voilà ce que le citoyen « libre » de notre civilisation appelle « fidélité de chien », appuyant avec mépris sur le mot « chien ». Et nous ne prendrions pas exemple sur l'animal, dont nous sommes les maîtres, exemple qui nous édifie et nous émeut, dans un monde d'où le respect a entièrement disparu, ou, s'il y existe encore, n'est qu'une feinte hypocrite ? Lorsque, parmi les hommes, se rencontre une fidélité dévouée jusqu'à la mort, nous devrions reconnaître dès maintenant un noble lien de parenté avec le monde animal, et cela ne serait pas pour nous humilier ; car mainte raison démontre que cette vertu est pratiquée par les bêtes plus purement, plus divinement que par les hommes ; l’homme, en effet, est capable de reconnaître dans la souffrance et dans la mort, abstraction faite de leur valeur reconnue par le monde, une expiation qui rend heureux, tandis que l'animal, sans considérer par raisonnement un avantage moral éventuel, se sacrifie entièrement et purement à l'amour et à la fidélité ; – il est vrai que nos physiologistes se chargent d'expliquer cela comme un simple processus chimique de certaines substances élémentaires.

A ces singes qui, dans l'angoisse de leur imposture, grimpent à l'arbre de la Science, il faudrait en tout cas recommander de regarder non pas dans l'intérieur d'un animal en vie, mais plutôt, avec un peu de tranquillité et de réflexion, dans ses yeux ; l'homme de science y verrait peut-être, exprimé, pour la première fois, ce qu'il y a de plus digne pour les humains : la sincérité, l'impossibilité du mensonge, et alors, en y regardant de plus près, lui parlerait la tristesse sublime que la nature ressent de l'orgueil pitoyable et faillible du savant : car, lorsqu'il fait une plaisanterie scientifique, l'animal prend la chose au sérieux.

Que le savant détourne d'abord son regard sur son prochain qui, né dans l'indigence absolue, souffre vraiment, usé dès sa plus tendre enfance par des travaux excessifs qui ont ruiné sa santé, mourant prématurément de mauvaise alimentation et de traitements impitoyables de toute sorte, – sur ce prochain qui le considère d’un air inquiet, avec une soumission stupide : peut-être alors se dira-t-il que celui-là est en tout cas et sûrement un homme comme lui. Ce serait un résultat. Mais si vous ne pouvez pas imiter l'animal compatissant qui, de bon cœur, partage la faim de son maître, tachez de le surpasser en aidant votre prochain affamé à se procurer la nourriture nécessaire, ce qui vous serait facile en le mettant au même régime que le riche et en donnant ce superflu de nourriture qui le rend malade à qui il permettrait de redevenir bien portant ; et il ne sera point besoin pour cela de mets succulents tels que les alouettes, qui sont mieux dans l'air que dans votre estomac. Mais alors il faudrait souhaiter que votre art y suffit. Or, vous n'avez appris que des arts inutiles.

Des droits à la délivrance d'un héritage considérable dépendaient de la mort, différée jusqu'à une certaine date, d'un seigneur hongrois moribond : les intéressés payèrent d'énormes honoraires aux médecins pour prolonger ce mourant jusqu'au jour fixé ; les médecins furent appelés ; il y avait là quelque chose d'intéressant pour la « science ». Dieu sait combien de saignées et d'empoisonnements ils pratiquèrent ! On triompha ; l'héritage nous échut et la science fut brillamment rémunérée. On peut bien penser que tant de science ne serait pas employée au profit de nos pauvres ouvriers. Mais peut-être autre chose en résulterait : un profond retour en nous-mêmes.

L'horreur que tout le monde éprouve sans doute pour les pires traitements imaginables, appliqués aux animaux, au profit prétendu de notre santé, – et celle-ci serait la pire chose que nous pussions posséder dans un monde sans coeur – [cette horreur] ne provoquerait-elle pas toute seule ce retour, ou bien faudrait-il commencer par nous montrer que cette utilité était erronée, sinon trompeuse, et qu’il s’agissait en vérité d’une vanité de virtuose ou de la satisfaction d'une curiosité stupide ? Attendrions-nous que la vivisection humaine fît de nouveaux sacrifices à « utilité »? Ne faut-il pas que l'intérêt de l'État ait plus de valeur pour nous que celui de l'individu ?

Un Visconti, duc de Milan, édicta contre les grands criminels d'État une pénalité qui fixait à quarante jours la durée des tortures mortelles du délinquant. Cet homme semble avoir réglementé à l'avance les études de nos physiologistes ; ceux-ci savent prolonger les tourments d'un animal capable de les supporter à quarante jours précisément, dans les cas les plus favorables, mais moins comme autrefois, par cruauté calculée, que par économie. L'édit de Visconti fut ratifié par l'État et l'Église, car personne ne s'insurgea contre lui ; ceux-là seuls qui ne considéraient pas ces tourments terribles comme un pis-aller se trouvèrent poussés à égorger l'État, en la personne de monseigneur le duc.

Que l'État moderne se mette à la place de ces « criminels d'État », et qu'il jette messieurs les vivisecteurs, déshonneur de l'humanité, à la porte de leurs laboratoires. Laisserions-nous encore cette tâche aux « ennemis de État », étant considérés comme tels, d'après la plus récente législation, ceux qu’on nomme « socialistes » ? – En effet, nous apprenons que – tandis que l'État et l'Église se creusent la cervelle pour savoir s'ils doivent s'occuper de nos revendications et s'il ne faut pas, d'autre part, craindre la colère de la « science » offensée – l'invasion violente d'un de ces laboratoires de vivisection, qui s'est produite à Leipzig, ainsi que l'achèvement rapide des animaux dépecés, étendus, conservés pour des semaines de martyre, et une bonne raclée administrée au gardien qui surveillait ces horribles salles de tortures ont été considérés comme une atteinte brutale au droit de propriété, et attribués à des menées socialistes subversives.

Qui ne deviendrait socialiste en voyant que notre effort contre la perpétuation de la vivisection et la pétition pour son abolition sont repoussés par l'État et l'Empire ?

Mais il ne saurait être question que de l'abolition absolue, non d'une « restriction aussi étendue que possible », sous le « contrôle de l'État » ; car il ne pourrait s'agir, en fait de contrôle de l'État, que de la présence d'un gendarme spécialement qualifié à toute conférence physiologique de messieurs les professeurs devant leurs « spectateurs ».

Notre conclusion, au point de vue de la dignité humaine, est que celle-ci ne se manifeste que là où l'homme peut se différencier de l'animal par la pitié qu'il aurait pour l'animal même, car nous pouvons apprendre de l'animal la pitié à l'égard de l'homme, dès que l'animal est traité raisonnablement et avec humanité.

Si cette conclusion faisait rire de nous, et si nos intellectuels nationaux devaient nous rejeter ; si la vivisection continuait à prospérer en public et dans le privé, nous devrions du moins un bienfait à ses défenseurs, c'est que, même comme hommes, nous quitterions volontiers et de bon coeur ce monde où « un chien ne pourrait plus continuer à vivre », même si l’on ne devait pas nous jouer un Requiem allemand[2].


Bayreuth, octobre 1879.


Richard Wagner

Œuvres en prose, Tome XIII, « Lettre contre la vivisection »,

tr. fr. J.-G. Prod’homme, Paris, Delagrave, 1925, p. 5-28.





[1] En français dans le texte.

[2] Allusion au Requiem allemand de Brahms. (Note du trad.)