"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se
produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes
semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se
procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.
(...)
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire,
qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur
sort. il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait
à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de
préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire,
qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens
se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille
volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le
seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs
besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires,
dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages,
que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de
vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus
rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté
dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à
l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses :
elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme
un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes
mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend
ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un
réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à
travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus
vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne
brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il
force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ;
il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il
gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin
chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger."
Alexis de Tocqueville (1805-1859), De la Démocratie en Amérique.