Ce livre absolument exceptionnel de G. K. Chesterton se présente comme une histoire de l'humanité vue sous un angle singulier, rejetant les généralisations évolutionnistes au profit d'une focalisation sur le caractère unique et révolutionnaire de l'homme.
Chesterton commence par une critique de l'approche historico-scientifique qui sacrifie le prestige de la Terre au profit de considérations astronomiques et d'avalanches de chiffres. souligne le pouvoir de certains mots, comme « Évolution », qui tendent à se substituer à la véritable explication. L’Évolution est souvent vue comme quelque chose de lent, graduel et rassurant, mais Chesterton dénonce cette confusion, notant que la rapidité ou la lenteur ne changent rien au caractère mystérieux de la transition. Il soutient qu'un miracle lent est tout aussi déroutant qu'un miracle soudain.
La machine à explorer le temps, comme celle imaginée par H. G. Wells, détruit les réconforts tirés de la relativité du temps. Le héros voit les arbres jaillir comme des fusées vertes, et cela ne semble pas moins naturel en allant vite, ni moins surnaturel en allant lentement. La vraie question est le pourquoi, une question d'ordre philosophique et métaphysique.
Chesterton insiste sur la nécessité d'une vision simple et directe pour comprendre les problèmes de la vie primitive. L'homme ne représente pas une simple évolution, mais une véritable révolution. Les transitions primordiales (l'origine de l'univers, de la vie, et l'éveil de la raison et de la volonté de l'homme) sont des mystères reconnus par la plupart des philosophes.
Pour illustrer cette révolution, Chesterton déconstruit le mythe populaire de l'Homme des cavernes. Ce personnage, familier dans les romans et les journaux, est souvent dépeint comme un mâle brutal qui roue sa femme de coups de trique. Chesterton met en doute cette image, soulignant qu'il n'existe aucune preuve de ce comportement violent, et que les idylles animales (girafes, hippopotames) se déroulent sans tragédie.
Ce que l'on a réellement trouvé dans ses célèbres cavernes n'a rien à voir avec la massue littéraire ou les crânes féminins défoncés. La découverte la plus significative fut l’art : de grandes silhouettes d’animaux dessinées et peintes avec des terres colorées sur les murs. Ces œuvres dénotent un artiste, quelqu'un qui aimait l'audace, le trait effilé, et l'observation naturaliste des animaux.
L'homme des cavernes des manuels est un mythe, ou une "fumisterie", servant d'excuse aux humeurs anarchiques modernes. La véritable leçon de ces images est simple et haute : l’homme primitif partageait une grande fraternité humaine avec l'homme moderne.
Chesterton utilise l’exemple de la grotte aux images pour établir une vérité fondamentale : l’homme dessine, le renne ne dessine pas. Si l'on descend jusqu'aux entrailles du globe, on trouve des traces de monstres pullulant aveuglément, mais pas un seul doigt, pas une seule griffe, qui ait tracé une ligne intelligible. Il y a entre l’homme et les animaux une différence, non de degré, mais d'espèce. Même la plus primitive des créatures humaines était capable de dessiner un singe, mais il est comique d'imaginer le plus intelligent des singes dessiner un homme.
L'histoire doit constater que l'homme est apparu dès les commencements, seul, unique, isolé, identique à lui-même dans la plénitude de son humanité. Son esprit est à la fois un miroir qui réfléchit toutes les formes et une entité unique.
L'homme est l'être le plus étrange et étranger sur la terre. Il n'est nulle part à l'exacte hauteur des circonstances ; ses instincts ne parviennent pas à régler sa conduite, et seule la nature humaine connaît le rire bienfaisant et le besoin douloureux de la honte (ce qui le pousse à se vêtir). Son apparition est perçue par un observateur inhumain non comme une modification, mais comme un saut dans la quatrième dimension, l'équivalent d'une vache sautant par-dessus la lune. Le fait que l'oiseau construise son nid, s'en contente et gazouille de contentement, prouve la solution de continuité entre sa cervelle et le cerveau humain. L'esprit humain, s'il n'y a pas de Dieu, est un phénomène que l'on ne peut même concevoir.
Concernant les études préhistoriques, Chesterton critique la science qui, basée sur la méthode expérimentale, est forcée ici de faire des suppositions sans expérimentation possible. On ne peut pas élever l'homme de Néanderthal dans une cage à poules pour vérifier s'il pratique le rapt nuptial.
Il dénonce l'état de hâte audacieuse qui conduit certains théoriciens à l'hypothèse précipitée. L'exemple typique est le Pithécanthropus, construit sur la base incertaine d'un fragment de crâne, d'un fémur vertical et de quelques dents. La science populaire en a fait un personnage complet, un portrait où chaque cheveu est compté, malgré le caractère fragmentaire et douteux de l'authenticité des ossements. Il s'agit d'une tentative dogmatique de donner un sens positif à l'expression de Darwin, le "chaînon manquant".
Le concept de "temps préhistoriques" est une expression déraisonnable inventée par des rationalistes. L'homme a cultivé des arts (comme le dessin du renne) avant l'écriture, ce qui ne signifie pas qu'il était une brute épaisse.
Chesterton dénonce aussi le manque de rigueur dans l'affirmation des mœurs, citant l'exemple de l'affirmation gratuite selon laquelle les peuplades de l'âge de pierre "vivaient nus". Rien n'empêche, au contraire, qu'ils aient pu se vêtir somptueusement de matériaux fragiles (herbes, joncs) dont il ne reste pas trace. De même, l'absence d'images à signification religieuse ne prouve pas l'absence de religion. Les théories sur l'origine du sentiment religieux (terreur du chef de tribu, phénomènes du rêve, association d'idées liée à la moisson) sont rejetées comme des combinaisons disparates sans lien réel. Seul un instinct religieux préexistant peut associer ces éléments sous un jour mystique. L'esprit humain, en cela, n'a pas changé.
Les premiers rayons de l’histoire révèlent une humanité en pleine civilisation (Babylone, Égypte). Chesterton s'oppose à l'idée que les sauvages modernes sont des sauvages primitifs, car ils ont subi des milliers d'années d'expériences et d'influences. L'histoire des sauvages est plus susceptible d'être une régression qu'un état initial.
Il critique la tendance à voir le régime primitif comme tyrannique, citant H. G. Wells et son "Vieux" chef absolu. Chesterton suggère que le despotisme est le plus souvent une démocratie fatiguée, et que l'abjecte soumission n'est pas le fait d'une société jeune, mais cristallisée. Il imagine les institutions primitives comme une pure démocratie, rappelant les communautés paysannes.
L'histoire la plus ancienne est déjà vieille. Babylone et l’Égypte s'opposent aux préjugés courants: l'Égypte montre que le despotisme peut être une condition du progrès, et Babylone que le nomadisme n'est pas nécessairement l'état premier. L'Égypte antique possédait des villages autonomes mais fédérés, avec une héraldique impliquant à la fois l'indépendance (art) et l'interdépendance (science).
L'écriture, invention des prêtres (hiéroglyphes), rendit l'histoire possible. Chesterton note l'origine ludique de l'écriture égyptienne, ayant commencé par un calembour (un roi dessinant un cochon pour signifier "impôts").
La Méditerranée est le centre de gravité de l'histoire, le lieu où s'est élaborée la civilisation que nous connaissons. La culture méditerranéenne a fourni la République et l’Église, la Bible et Homère.
La plus ancienne révélation de l'humanité antique est l'Iliade, qui place les sympathies du lecteur auprès du vaincu, Hector. La figure d'Hector est prophétique du premier chevalier et symbolise le triomphe de survivre à toutes les défaites. La légende voulant que les Troyens exilés aient fondé Rome est vraie en esprit, car la vertu républicaine y trouve racine.
Chesterton divise le paganisme naturel en quatre grandes rubriques : Dieu, les dieux, les démons, les philosophes.
Il affirme qu'il est probable que la religion ne tire pas son origine d'un détail mineur, mais de l'idée formidable d'un Dieu unique régnant sur l'univers. L'étude des croyances sauvages soutient cette idée, montrant un pur monothéisme chez des indigènes australiens ou des Indiens de Californie (Atahocan). L'existence du Grand-Esprit est une notion fondamentale qui tombe en désuétude, que l'on se rappelle par raccroc.
L'âme païenne a une attitude double : les mythes sont "des histoires", les mystères, de l’histoire vraie tenue secrète. Le christianisme est unique, car il n'existe point de cas analogue pour le comparer.
L'idée de l'absence divine est centrale au paganisme. Ce sentiment s'exprime dans l'insondable tristesse de la poésie païenne, dans l'idée que les dieux sont soumis au Destin, et dans les sentences de Socrate ou de Marc-Aurèle utilisant le mot "Dieu". Le syncrétisme (l'addition de dieux d'Asie et d'Afrique au Panthéon) a fait perdre en hauteur ce que les idées gagnaient en largeur.
La prohibition hébraïque des images était une "restriction qui crée et protège l’indépendance, comme fait le mur d’un jardin". Si Jéhovah n'avait pas été un Dieu militaire et militant, il se serait allié aux autres dieux (Baal, Astarté), et Son image serait probablement devenue phallique, endossant les pires aberrations du polythéisme. La conscience de ce danger (le syncrétisme menant au Moloch-Moloch) explique la haine farouche des prophètes pour les autres dieux.
Le paganisme de l'imagination est une tentative pour atteindre les réalités divines sans la raison, par la seule vertu de l'imagination. Les mythes sont des œuvres d'art. Le monde païen était plein de fables qui n'ont jamais exigé une confession de foi sérieuse (comme la vache qui saute par-dessus la lune ou le guerrier qui met le soleil dans sa poche).
Le vrai danger réside dans le paganisme dégénéré : le culte des Démons. La magie noire était pratiquée avec plus d'âpre conviction que la magie blanche. Le recours aux démons entraîne l'idée que l'acte doit être bas et vil pour être efficace. Le cannibalisme n'est pas primitif ni bestial, mais artificiel et artistique, une forme d'art pour l'art de la part de peuples raffinés.
Le plus grand exemple de cette déviation est Carthage, l'empire commercial phénicien. Leur dieu, Moloch, exigeait le sacrifice de centaines de petits enfants précipités dans un brasier. Rome, en contraste, incarnait la religion domestique, le culte des Lares.
La guerre des dieux et des démons (les guerres puniques) fut un affrontement de deux mondes. Annibal, dont le nom signifie "la Grâce de Baal," était un magicien aux yeux des Romains. L'invasion de l'Italie représentait la destruction de tout ce qui est domestique et humain.
Carthage fut vaincue, non par la force, mais par sa propre faiblesse : le mauvais génie des puissances marchandes. L'oligarchie carthaginoise, par son sens pratique et son réalisme, refusa d'envoyer les renforts demandés par Annibal, jugeant la guerre trop coûteuse et la résistance romaine sans espoir. L'histoire prouve ainsi que ceux qui ne croient qu’à la peur ne peuvent croire qu’au mal. La ruine de Carthage est due à sa foi, Moloch ayant dévoré ses propres enfants. Rome, après avoir échappé à Moloch, offrit un terrain humain à la chrétienté.
Le dernier élément du paganisme est celui des Philosophes. Leur abstraction les tenait à l'écart de la mythologie. Socrate et Platon étaient d'une grande sagesse, mais la liberté de l'intelligence dégénéra souvent en sophisme.
L'Orient produit des philosophes-rois, comme Confucius, qui ne cherchait pas la révélation divine, mais des méthodes efficaces de gouvernement. Le Bouddhisme est présenté comme une discipline métaphysique ou psychologique. Gautamâ (Bouddha) cherchait à échapper à la misère de l'existence et à l'éternel retour (la réincarnation) en anéantissant l'illusion du désir et en atteignant l'indifférence absolue (le néant).
Chesterton utilise le symbole de la croix contre le symbole du cercle. La croix gammée (Swastika), symbole bouddhiste, est la "croix honteuse qui s’efforce de redevenir roue". La croix chrétienne, en revanche, est ouverte, brisant le cercle enchanté et vicieux de la pensée pure.
L'empire romain, chef-d'œuvre de l'humanité, commença à se défaire. Le déclin était dû à l'épuisement moral : on se lassait du bien. Le vice grec, les vices orientaux et le diabolisme sémite s'abattirent sur l'imagination romaine. La société devint servile, perdant son âme avec ses dieux.
La fin du monde était un processus lent et monotone. La mythologie et la philosophie avaient échoué, et la croyance au Créateur était difficile à maintenir. Il n'y avait point de Dieu ; car "un Dieu eût choisi cette heure pour venir sauver le monde".
Dans cette ambiance de désespoir et d'athéisme triomphant, l'Église apparut. Ses adeptes, souvent des esclaves et des gens de rien, manifestaient une "étonnante allégresse" et une démarche militaire. Ils croyaient ce qu'ils disaient, une nouveauté qui gênait le monde romain. Leur immobilité et leur surhumaine discipline sous la persécution créèrent autour d'eux une lueur : l’auréole de haine qui illumina la trace de l'Église.