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vendredi 3 novembre 2023

Le mythe de la "terre d'Israël". Par Shlomo Sand.



« Il arrive que l'histoire fasse preuve d'ironie, notamment lorsque l'on touche au domaine de l'invention des traditions, et particulièrement des traditions du langage. Bien peu sont attentifs au fait, ou prêts à reconnaître, que dans les textes bibliques Jérusalem, Hébron, Bethléem et leurs environs ne font pas partie de la terre d'Israël, laquelle se limite à la Samarie, autrement dit à la terre du royaume d'Israël septentrional !
Sachant qu'il n'a jamais existé de monarchie unissant les royaumes de Judée et d'Israël, aucune dénomination territoriale hébraïque de l'ensemble n'est apparue ; c'est ainsi qu'a été conservée telle quelle, dans tous les récits bibliques, l'appellation de la région du temps des pharaons : « pays de Canaan ». Dieu promet à Abraham, le premier converti : « Je te donnerai, à toi et à tes descendants après toi, le pays où tu séjournes comme étranger, tout le pays de Canaan » (Genèse, 17). Plus tard, sur le même ton, il ordonne à Moïse : « Monte sur cette montagne d'Abarim, sur le mont Nebo, au pays de Moab, vis-à-vis de Jéricho, et regarde le pays de Canaan » (Deutéronome, 32, 49). Ce nom, ainsi popularisé et connu, apparaît dans cinquante-sept versets. Jérusalem, en revanche, s'est toujours trouvée sur la terre de Judée ; cette dénomination géopolitique, enracinée à partir de la création du petit royaume dynastique de David, est mentionnée en vingt-quatre occasions. Aucun des auteurs de la Bible n'aurait imaginé d'appeler « terre d'Israël » le territoire entourant la ville sainte. Ainsi est-il écrit, par exemple, dans le deuxième livre des Chroniques : « Il renversa les autels, brisa et réduisit en poussière les ascherahs et les images sculptées, et abattit toutes les statues consacrées au soleil dans tout le pays d'Israël. Puis il retourna à Jérusalem » (34, 7). La terre d'Israël abritait beaucoup plus de pécheurs que la Judée, et elle figure dans onze autres versets, à connotation majoritairement péjorative. En fin de compte, la base de la conception spatiale des auteurs de la Bible s'accorde avec d'autres témoignages de l'ère antique : l'appellation « terre d'Israël » n'apparaît dans aucun autre texte ou trace archéologique comme un espace géographique identifié et connu. « Cette généralité vaut également pour la longue période dite « du second temple » dans l'historiographie israélienne : la révolte victorieuse des Hasmonéens, dans les années 167 à 160 avant l'ère chrétienne, et le soulèvement défait des Zélotes des années 66 à 73 ne se sont pas déroulés en « terre d'Israël », selon toutes les sources écrites. On cherchera en vain ce terme dans les livres des Maccabées ou dans les autres récits externes. On perdrait également son temps à tenter de repérer la formule dans les essais philosophiques de Philon d'Alexandrie ou dans les écrits de Flavius Josèphe. Pendant toute la durée d'existence d'un royaume judéen, souverain ou sous tutelle, le territoire sis entre la mer et la rive orientale du Jourdain n'est jamais désigné par les termes « terre d'Israël » ! « Les noms de régions et de pays ont connu, dans le passé, de fréquents changements. Il n'est pas rare que des pays très anciens soient désignés par des noms donnés dans des phases ultérieures de leur histoire, mais cette pratique linguistique ne peut s'appliquer qu'en l'absence d'appellations anciennes bien connues et généralement admises. Chacun sait, par exemple, qu'Hammourabi n'a pas régné sur la terre d'Irak éternelle mais sur Babylone, et que Jules César a conquis la Gaule, et non pas la terre de France. Peu d'Israéliens, en revanche, savent que les rois bibliques David ou Josias ont régné sur des lieux appelés Canaan ou Judée, et que le suicide collectif de Massada n'a pas eu lieu en terre d'Israël.
« Ce passé sémantique « trafiqué » ne gêne aucunement les chercheurs israéliens. Ils reproduisent, chaque fois, leur anachronisme langagier sans remords ni hésitations. Yehouda Elitzour, professeur à l'université Bar-Ilan, éminent spécialiste de la Bible et de géographie historique, a en son temps résumé et formulé, avec une rare honnêteté, la position nationale-scientifique : « Selon nos concepts, il faut se garder du simplisme consistant à traiter de façon identique notre rapport à la terre d'Israël et celui d'autres peuples à leur patrie. Israël était Israël avant d'entrer dans le pays. Israël était Israël durant de nombreuses générations suivant son départ en exil, et cette terre, bien que déserte, est demeurée la terre d'Israël. Il n'en n'allait pas ainsi pour les nations du monde. Il n'y a d'Anglais qu'en Angleterre, et il n'y a d'Angleterre que parce que les Anglais y résident. Les Anglais qui ont quitté l'Angleterre, au bout d'une ou deux générations, cesseront d'être Anglais. Et si l'Angleterre se vidait des Anglais, elle cesserait d'être l'Angleterre. Il en va de même pour tous les peuples. »
(...)
La « terre d'Israël » théologique n'a définitivement pris forme qu'au début du XXe siècle, après des années passées au purgatoire protestant qui l'ont polie jusqu'à en faire un concept géopolitique resplendissant. La colonisation sioniste a extrait de la tradition rabbinique cette appellation, et en a fait dans la nouvelle langue des colons le nom exclusif permettant d'en revendiquer la propriété, et ce, entre autres, pour effacer la « Palestine », dont on a vu qu'elle avait été admise, non seulement dans toute l'Europe, mais aussi parmi tous les dirigeants sionistes de la première génération. »
Shlomo Sand, "Comment la terre d'Israël fut inventée".