Dans cet ouvrage (indispensable, j'insiste), paru en 1998, l'historien Jean de Viguerie (1939-2019), ancien doyen de la faculté des lettres de l'université d'Angers, livre une analyse historique rigoureuse de l'idée de patrie en France, distinguant deux concepts radicalement opposés qui ont fini par se confondre au détriment de l'identité française.
La première patrie, conforme à l'étymologie, désigne la « terre des pères », le pays de la naissance et de l'éducation. Cet attachement à la France précède le mot même de « patrie », comme en témoigne la littérature du temps des premiers Capétiens. Les chevaliers des chansons de geste célèbrent une « douce France » à laquelle ils sont liés par des liens charnels et une tendresse profonde. Dans la Chanson de Roland, le héros mourant se tourne vers la « douce France » et pleure au souvenir de sa famille et de Charlemagne. La France est perçue comme un être moral doté de vertus : la miséricorde envers les sujets, la « clergie » (science) et la « chevalerie » (vaillance).
L'attachement à cette France repose sur l'admiration et le respect de ses vertus, et non sur une obligation administrative. Sous la guerre de Cent Ans, la France est vue comme un jardin de vertus (foi, espérance, charité, honneur) dont le roi légitime est le garant. Jeanne d'Arc incarne ce patriotisme traditionnel : elle ne demande pas une levée en masse, mais exige que chacun fasse son « devoir d'état » pour que Dieu donne la victoire. Saint Thomas d’Aquin théorise cette vision en définissant la patrie comme le lieu de la naissance et de l’éducation, envers lequel l’homme a un devoir de « piété » (pietas), une dette de reconnaissance pour les bienfaits reçus,. Pour lui, ce culte de la patrie vient après celui de Dieu et de la famille.
Le second sens du mot, qualifié de révolutionnaire, émerge aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il débute avec les libertins pour qui la patrie est simplement « tout pays où l'on est bien ». Les philosophes des Lumières (Voltaire, Montesquieu, Coyer) transforment cette idée en une patrie philosophique liée aux « droits du genre humain ». Pour l'abbé Coyer, la patrie doit ajouter le « bien-être » à l'existence, devenant ainsi synonyme de bonheur matériel. Montesquieu, de son côté, assimile l'amour de la patrie à l'amour de l'égalité.
Cette nouvelle patrie n'est plus la France, mais une utopie dont la France n'est que le support. La Révolution française réalise pleinement ce concept en substituant les droits de l'homme à la terre charnelle. En 1790, lors de la Fédération, on proclame que « hier nous n’avions pas de patrie, aujourd’hui nous en avons une », signifiant que la Loi a créé la patrie,. Cette patrie est exclusive et divinisée, exigeant une haine mortelle envers ses ennemis et la réquisition totale de la vie des citoyens.
Sous la Révolution, l'idée de « patrie en danger » (1792) transforme le patriotisme en une machine terroriste. Robespierre opère la synthèse doctrinale : pour lui, la vertu est l'amour de la patrie, et la Terreur est une émanation de cette vertu. Le citoyen ne s'appartient plus ; sa vie est un « don conditionnel de l'État ». Le décret du 26 juin 1792 grave sur les autels : « Le citoyen naît, vit et meurt pour la patrie ». Cette patrie révolutionnaire se nourrit de la mort : elle veut l'anéantissement des ennemis (les « esclaves » ou les « prêtres réfractaires ») et le sacrifice des patriotes eux-mêmes. Jean de Viguerie souligne que ce patriotisme conduit au néant car il repose sur des mythes et une utopie qui « nie ce qui est pour affirmer ce qui n’est pas ».
Les régimes successifs, de Napoléon à la IIIe République, ont réussi à faire accepter cette patrie nouvelle en la baptisant du nom de « France ». Napoléon exploite la France réelle (sa population, ses richesses) comme une « maîtresse » pour servir l'idéologie révolutionnaire, envoyant des millions de conscrits à la mort. L'Église elle-même est mise à contribution, le Catéchisme impérial de 1806 incluant le service de la patrie parmi les devoirs chrétiens.
Les poètes romantiques comme Victor Hugo ou Béranger achèvent de confondre les deux patries en chantant la gloire de mourir pour elle. Sous le Second Empire, Michelet va jusqu'à diviniser la France, parlant de sa « présence réelle » sur les champs de bataille. Après 1870, le patriotisme républicain devient une religion civile avec ses dogmes (la supériorité de la France) et ses sacrements (le drapeau). Gambetta lie la « régénération » de la France à la République et à l'amour de la science.
À la fin du XIXe siècle, le patriotisme nationaliste (Barrès, Maurras) tente de revenir à la « terre et les morts », mais il reste, selon Viguerie, prisonnier d'une conception souvent matérielle et déterministe de la nation. Charles Maurras lui-même, tout en combattant la démocratie, « révère » le Comité de Salut Public pour avoir défendu le territoire, ne voyant pas que ce patriotisme-là servait la Révolution universelle et non la France réelle.
La Première Guerre mondiale marque l'apogée de la patrie révolutionnaire avec l'Union Sacrée,. On convainc les Français que la « guerre du droit » est la guerre de la France. Ce grand holocauste (1,3 million de morts) épuise la substance du pays. Les familles catholiques et nationalistes, abusées par la propagande, offrent leurs enfants en sacrifice, croyant obtenir la couronne du « martyre ». Ce massacre est justifié par la doctrine de l'offensive à outrance, héritière des méthodes de Carnot et Saint-Just où la vie humaine ne compte pour rien face à l'Idéal.
Entre les deux guerres, le patriotisme devient nécrophile, centré sur le culte des morts et le souvenir obsessionnel des tranchées. Si des tentatives de retour à la « France des vertus » apparaissent, notamment à travers le scoutisme ou les écrits de Bernanos, elles ne suffisent pas à briser l'emprise de l'idéologie révolutionnaire.
La période de 1940-1945 voit un réveil passager des patriotismes, mais les haines civiles de l'Épuration ramènent le doute. Le général De Gaulle s'inscrit, selon l'auteur, dans la tradition du patriotisme humanitaire et jacobin.
Puis, après avoir sacrifié les Français, on sacrifie la France elle-même au profit de la « patrie mondiale » confondue avec le genre humain.
En épilogue, Jean de Viguerie constate la mort de la France en tant qu'être moral et nation souveraine. La patrie a disparu car le savoir et les vertus ne sont plus transmis entre vivants. La nation est désagrégée par le mondialisme et l'européisme. Il ne reste qu'un État administratif et fiscal qui, loin de protéger la France, travaille à sa destruction par l'idéologie.
L'auteur appelle les survivants à conserver l'héritage (langue, usages, civilisation) en attendant la formation d'une nouvelle association politique, tout en refusant les mensonges de la « France éternelle » utilisés par les politiciens pour masquer leurs fautes.
Pour illustrer cette tragédie, on peut dire que la France traditionnelle était une famille dont on héritait avec gratitude, tandis que la patrie révolutionnaire est une idole qui dévore ses enfants pour nourrir un rêve universel et abstrait.
Quelques extraits notables :
- « Après la mort des soldats, la mort du pays lui-même : en ces dernières années du vingtième siècle nous entrons dans la dernière phase, celle de la disparition de la France. »
- « Si la France est mourante ou morte, doit-on pour autant cesser de fonder des familles et d’élever les enfants ? »
- « Comment la France pourrait-elle vivre encore ? Nous la voyons mourir sous nos yeux. Nous constatons la mort. »
- « Les politiciens, eux, savent que la France est morte. Ils ont une bonne raison de le savoir : ce sont eux qui l’ont tuée. »
PEB