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mercredi 6 octobre 2021

L'individu absolu. Par Paul-Éric Blanrue.





L’INDIVIDU ABSOLU

 

 

Dans La Kulture en abrégé (1934), le poète américain Ezra Pound formule une loi que tout lecteur devrait se graver sur le front : "Au sens propre, nous devrions lire pour accroître notre pouvoir. Tout lecteur devrait être un homme intensément vivant. Et le livre, une sphère de lumière entre ses mains." 

Lire, c’est laisser l’énergie d’une pensée foudroyante projeter sur notre conscience un rayon illuminant les pièces sombres de notre royaume intérieur, comme les jeux de lumière créent l’enchantement de la Sagrada Familia de Barcelone. 

Tous les livres n’ont pas ce pouvoir magique, loin s'en faut ! Pourtant, nous avons tous, caché dans un coin de notre esprit, un semblable ouvrage qui nous poursuit de ses assauts, terrible, fascinant, tellement sacré à nos yeux qu’on ne peut s'en approcher qu'avec dévotion. Sa lecture se caractérise par une fébrilité que vient épauler notre attention soutenue : on craint d’en avoir sauté un passage capital, de n’avoir pas saisi un de ses aspects complexes, d'avoir mal entendu l'ampleur cuivrée d'une phrase essentielle. Il nous semblerait indigne d'être passé à côté du message que l’auteur a envisagé de nous transmettre il y a 10, 100, 1 000 ans, ou plus haut encore. Certains jours, nous avons l’occasion d’y déceler des richesses inaperçues, comme des étoiles que notre télescope de salon n'avaient pas encore découvertes, et nous voilà heureux comme des gamins durant quelques heures, avant de retomber vite fait sur notre terre si dure. De tels jours sont bénis des dieux !

Ce type de livre est pour celui qui s'en empare une question de vie ou de mort. L'ouvrage fait  partie de sa personnalité, il vit en lui. Nous respirons en lui, nous le laissons expirer en nous. Il s’est intégré dans notre existence comme nous nous sommes fondus en lui. Nous ne le laissons jamais tranquille, pas davantage que s'il était notre conscience, de sorte que nous le torturons à loisir, faisant fonctionner notre mental pour le meilleur et pour le pire. Chose normale puisqu'il constitue désormais une partie de nous-mêmes. Nous passons notre vie à le creuser comme les forty-niners exploitaient une mine de la Gold Mountain pour y redécouvrir un nouveau filon et en extraire l’ultime pépite. Si un terroriste échappé du roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ou si un événement comparable à la destruction de la bibliothèque d'Alexandrie, au VIIe siècle de notre ère, nous l'arrachait définitivement, nous aurions l'impression d'être amputé d'un membre.

Pour moi, la Bhagavad Gita - en sanskrit : “Le Chant du Bienheureux” - est un de ces livres-là. Il y plus de trente ans que je le possède, dans différentes éditions, et j’en fais aujourd’hui encore ma nourriture quotidienne. Je m’y réfère à tout propos, et même hors de propos, pour me maintenir éveillé, en équilibre sur le fil d’or qui tient liés ensemble ses dix-huit chapitres, afin de rester connecté à des évidences perdues pour notre temps. 

Ce livre a changé ma façon d’être au monde, de percevoir les choses et les gens : il m’a modelé de fond en comble. Je sens vibrer chacun de ses versets en moi comme s’il faisait partie de mon ADN. Sans lui, mon existence n’aurait pas eu cette saveur.

J’ai découvert la Bhagavad Gita par hasard - si tant est que le hasard ait une signification autre que verbale -, en allant me promener au Jardin du Luxembourg. C’était par un bel après-midi ensoleillé du mois d’août parisien ; venant du musée d’Orsay, où une exposition quelconque ne m’avait pas plus emballé que la fille qui m'y accompagnait, je m’étais arrêté un instant devant une pile de livres d’occasion qui titubait sur la boîte d’un vieil ami bouquiniste du quai des Grands-Augustins, en bord de Seine, chez qui j’espérais chiner des Cahiers de la quinzaine originaux à bas prix. J’ignore pourquoi le projet d'achat concernant mon vieux camarade Charles Péguy fut abandonné au profit de ce poème paru dans une édition bon marché d’un peu plus de 100 pages... Le charme d'un titre peut-être ! Cette édition, datée 1976, revêtue d’une douce couverture en toile bleue nuit, était un objet pratique qui me ravit aussitôt.

Relatant un épisode du Mahâbhârata, la grande épopée de l’Inde, comparable à l’Iliade des Grecs, écrit durant les siècles précédant notre ère par un certain Vyasa dont on ignore à peu près tout, la Bhagavad Gita se présente comme l’essentiel de la doctrine védique, à la manière dont les sept versets d’Al-Fathia synthétisent le Coran ou comme le Symbole de Nicée résume la foi des chrétiens. C’est l’un des livres saints de l’hindouisme, considéré en Inde comme une Révélation divine au même titre que peuvent l’être la Bible pour un chrétien ou le Coran pour un musulman. 

Ce qu’on appelle l’hindouisme, faut-il le rappeler, est l’une des plus anciennes religions de l’humanité encore pratiquées de nos jours. Un  chercheur aussi versé dans l’étude des civilisiations traditionnelles que l’était Réné Guénon (1886-1951), auteur de L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921), estime que l’on ne peut remonter au-delà de cette source pour connaître les origines des spiritualités actuelles. Il s’agirait de "l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale", ou, à tout le moins, d’un surgeon d’une haute et antique sagesse au-delà de laquelle on ne sait rien ou presque de la métaphysique de l’humanité. Je ne crois pas trop m’avancer en faisant l’hypothèse que ce soufi égyptien qu’était devenu le Français Guénon, sous le nom d’Abd al-Wâhid Yahyâ, considérait que l’auteur de la Bhagavad Gita était l’un des 124 000 prophètes ayant précédé le Sceau de l’islam dont parlent les hadiths, puisqu’"Il n’est pas une nation qui n’est déjà eu un avertisseur" (35 : 24), et que   "chaque communauté » a reçu un Messager "(10 : 47).  Une chose que disent aussi, sans doute pas par hasard, les membres de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, plus connus sous le nom de Mormons.

La Baghavad Gita était en tout cas un texte également apprécié par son confrère en études traditionnelles, l’Italien Julius Evola, féru d’alpinisme, qui n’oubliait jamais d’emporter dans son paquetage ce saint ouvrage lors de ses ascensions en montagne. L’auteur de Méditations du haut des cimes considérait ce poème comme la "dernière tradition du cycle héroïque indo-européen", un livre aristocratique réservé à la "caste guerrière" dont il faisait grand cas (sans doute trop, pour notre époque nucléaire).

Aussitôt ma lecture entamée à l’ombre des arbres la fontaine Médicis du Luxembourg - où j’avais mes habitudes du fait de la présence de jolies étudiantes de la Sorbonne qui venaient y réviser leur cours en attendant de passer des études plus approfondies -, je fus ébloui par la fraîcheur et la puissance de la doctrine qui jaillissaient de cet opuscule. C'était comme neuf ! Tombé du Ciel ! Cette beauté solaire inonda mon esprit. Révélateur, fixateur ! En quelques secondes, l’énergie paisible et l’imperturbable autorité de ces pages me firent franchir plus de 2 500 ans d’histoire aussi simplement que j'aurais fait le tour du bassin où jouaient les bambins accompagnées de leur nounous. Le dieu Krishna, Seigneur de la Consécration, y expliquait, avec des mots tout simples, sans trémolos, sans amphigouris, au prince Arjuna, la façon convenable de se comporter face à la mort certaine. Arjuna c'était moi, c'était toi, vous, vos parents, c'était les nounous du bassin et leurs gosses, les jolies filles autour de nous, c'était tout le monde, c'était l'univers. La Bhagavad Gita fut cette révélation, ce coup de foudre en plein coeur, cet éclair de lucidité sur le monde et le sens de la vie que j’attendais depuis longtemps ! 

Le texte est court, adamantin, simple, clair, incisif, et présente une profondeur à laquelle il m’est impossible de rester insensible.

En deux mots, voici comment se présentent les choses. La Bhagavad Gîtâ est rédigée sous la forme d’une conversation entre un guerrier, le prince des Indes Arjuna et un dieu, Krishna, à la fois son maître spirituel et le conducteur de son char. Le dialogue a lieu avant que ne soit lancé l’assaut entre deux armées. Arjuna hésite à se jeter dans le combat, il est arrêté par des scrupules car des amis et des parents proches, oncles, cousins, se trouvent dans le camp opposé au sien. Que faire ? Se battre ? Se retirer ? Au début de l’histoire, Arjuna est découragé, en proie au doute, prêt à déserter : va-t-il devoir tuer des familiers qu’il aime pour une vaine gloire militaire qui ne l’intéresse pas ? "Mes membres se dérobent, mon courage fléchit." Ses yeux versent "un torrent de larmes". Il se tourne vers Krishna, huitième avatar de Vishnou, le deuxième dieu de la trimurti indienne avec Bhama et Shiva, et implore ses conseils. 

Krishna le remet sur pied et l’encourage à combattre en lui soumettant de nombreux arguments qui vont le décider. Le principal d'entre eux insiste sur le fait qu'Arjuna à remplir les devoirs de sa nature, celle de la caste des guerriers, les Kshatriyas, à laquelle appartient Arjuna de part sa naissance : "Si tu ne veux pas remplir les devoirs de ton état et combattre sur le champ de bataille, tu manqueras au devoir naturel et à l’honneur, et tu seras coupable d’un crime". 

Krishna renverse ainsi, au passage, la définition de crime que nous connaissons dans le Décalogue : le crime ne consiste pas à tuer des proches ni des adversaires, mais à briser la loi cosmique en refusant de prendre part à une bataille où la position d’Ajruna l’a placé. Arjuna est né pour combattre, de ce fait il ne peut pas reculer devant le combat. S’opposer à son être profond serait le véritable crime. 

Mais attention, combattre ne suffit pas : Arjurna doit encore remplir sa mission avec calme et désintéressement :"Fais donc que le motif de l’action soit dans l’action même et non pas dans son issue. Que jamais l’espoir de la récompense de t’incite à l’action, et d’autre part, ne laisse pas ta vie se perdre dans l’inaction. Persistant fermement dans le Yoga, accomplis ton devoir, O Dhannanjaya, et, écartant de l’action tout désir de profit personnel, sois indifférent au résultat, qu’il soti heureux ou malheureux. Yoga signifie égalité d’âme (….) Le Yoga est la perfection dans la perfection des actions", lui enseigne Krishna. 

Ainsi donc, Arjuna ne doit pas prendre plaisir en guerroyant, ni aimer le goût du sang, jouir en tranchant des têtes, s’échiner à vaincre à tout prix, faire délibérément du mal à ses ennemis, désirer s’approprier les richesses de ceux qu’il combat ; non, il ne doit pas être animé par la passion, la rancœur, la haine, le désir, la convoitise. Il convient pour lui de s’incliner devant ce que lui dicte sa nature propre, de remplir la tache que sa caste lui désigne, de suivre le chemin tracé dès sa naissance. Arjuna est sur terre pour combattre, tel est son rôle, il n’a pas à se perdre dans des considérations morales, il n’a pas à tergiverser, à se réjouir, se lamenter ou pleurenicher, à perdre de temps, il doit se soumettre à son dharma, son devoir. Son mental désordonné n’a pas à s’évertuer à lui trouver une excuse pour ne pas décocher ses flèches. Il n’est pas un marchand de tapis, un danseur mondain ni un peintre en bâtiment. Il est un guerrier, un kshatryia, c’est l’emploi qu’il doit remplir sur cette terre durant sa brève existence. 

Son devoir rempli, l’ordre cosmique étant respecté, le gain, la perte, la peur, la joie sont indifférents. Puisque le mental du guerrier est resté neutre et équanime durant les combats, ce n’est pas lui qui a agi individuellement, c’est le Brahman, l’énergie cosmique, qui a bataillé à travers lui. L’homme en adéquation avec son être profond - c’est-à-dire lorsque son athman, son âme individuelle, correspond au Brahman, l’âme de l’univers, les deux étant une seule et même énergie -, est, poursuit Krishna, "établi dans la sagesse lorsqu’en toute circonstance il accepte chaque événement favorable ou défavorable, d’un esprit égal, sans aversion ni préférence et lorsque dans la bonne ou la mauvaise fortune il ne se réjouit point de la première et n’est point déprimé par la seconde.

Telle est la loi de l’émancipation humaine, de la vraie libération selon la Tradition : ne pas céder à l’angoisse et à ses émotions, connaître sa nature, l’accomplir sans que les craintes ou l’excitation aient une incidence dans un acte qui doit être mené sans attachement ni aversion. "Mieux vaut accomplir son devoir même dépourvu d’excellence que d’accomplir parfaitement le devoir d’un autre", dit Krishna.

On retrouve cette idée dans toutes les sociétés traditionnelles. Dans le Nouveau testament, saint Paul fait cette recommandation qui a beaucoup choqué : "Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et tremblement, en simplicité de coeur, comme au Christ ; non d'une obéissance tout extérieure qui cherche à plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ, qui font avec âme la volonté de Dieu. Que votre service empressé s'adresse au Seigneur et non aux hommes, dans l'assurance que chacun sera payé par le Seigneur selon ce qu'il aura fait de bien, qu'il soit esclave ou qu'il soit libre." (Ep 6, 5-8). Et encore : "Que tous ceux qui sont sous le joug de la servitude regardent leurs maîtres comme dignes de tout honneur, afin que le nom de Dieu et la doctrine ne soient pas blasphémés.(1Ti 6,1)"

Il s’agit toujours de respecter sa nature propre, celle donnée par Dieu lors de notre naissance. Une idée qu'on retrouve chez mes amis les stoïciens. L'empereur Marc-Aurèle, dans ses Pensées pour moi-même (Livre V, III), écrit: "Juge-toi digne de toute parole et de toute action conformes à la nature. Ne te laisse pas détourner, ni par la critique des uns, ni par les propos qui peuvent en résulter. Mais, s’il est bien d’agir ou de parler, ne t’en juge pas indigne. Les autres ont leur principe particulier de direction et ont affaire à leur instinct particulier. Quant à toi, ne t’en inquiète pas ; mais, poursuis droit ton chemin, en te laissant conduire par ta propre nature et la nature universelle : toutes deux suivent une unique voie.

Dans les sociétés antiques, la nature de l’individu, et par conséquent le chemin qu’il devait suivre dans l’existence, l’établissement de son devoir et le cadre de sa liberté, étaient déterminés par son appartenance à une communauté, que l’on considérait comme conforme à l’ordre divin. L’individualité était fixée par l’appartenance à sa "classe". Un marchand ne devenait pas un guerrier, un brahman ne prenait pas part aux combats. Un guerrier ne devait pas se poser de question morale sur la guerre qu’il menait. Là-dessus s’emboitaient d’autres type d’appartences - à des familles, à des tribus, des clans, des fédération, des royaumes, des empires - qui impliquaient toutes sortes de dépendances fondant l’individu dans un réseau inextricable de collectivités et de lois afférentes dont il lui était difficile sinon impossible de s’extraire.

Dans l’Ancienne France, il existait également trois ordres, celui des prêtres, des nobles, et le tiers état, composé de paysans et de marchands. Pour remplir son devoir, il fallait s’en tenir à son état dit "naturel" et remplir les devoirs liés à son état, la Cité terrestre étant considérée comme le reflet de la Cité céleste. Le noble faisait la guerre pour le compte du roi et n’avait pas le droit de travailler sans quoi il dérogeait et perdait aussitôt sa qualité aristocratique ; quant aux paysans et aux bourgeois, ils n’étaient pas, ou si peu, appelés à participer aux guerres que menait le souverain. Il fallut attendre la Révolution française pour qu’il y ait la première levée en masse mélangeant les trois états, ce qui fut la cause première des guerres des Vendée, les paysans de l’Ouest considérant comme inconcevable de quitter leurs champs pour aller mener une guerre qui ne les regardait nullement, et qui bouleversait l'ordre naturel des révoltes au même titre qu'elle niait leur liberté personnelle. L'effroyable génocide des déserteurs vendéens, de leurs compagnons, de leurs curés, de leurs familles s'en suivit.

Avec l’évolution de la société, le changement des esprits, l’avènement de philosophies nouvelles, la Renaissance et le triomphe de l’humanisme,  la sclérose des doctrines anciennes (déjà mise en valeur par le Bouddha, au Ve siècle avant notre ère), les communautés ont progressivement affranchi l’individu de leurs lois. La nuit de 4 août 1789 est devenue emblématique de la "fin des privilèges", qui avaient eu pour pendant, durant des siècles, des devoirs sacrés. En quelques années à peine, homme se retrouva seul face à son destin. Quand Dieu lui-même sembla se retirer de la terre, l’homme dut trouver sa propre voie, seul, tracer son sillon sans l’aide du Ciel.

Le premier grand penseur de cette situation nouvelle pour l'humanité fut Friedrich Nietzsche. Il ne pavoise pas tant qu'on le croit sur ces droits nouvellement acquis, contrairement aux thuriféraires de la Révolution. Il a trop conscience d’assister à la fin d’un monde, à la chute d’une civilisation ancestrale qu'il appréciait. Il savoure certains à-côtés de cette chute (l’un de ses meilleurs livres,  Aurore, est dédié à Voltaire, en qui il voit un devancier), mais il perçoit surtout en quoi son époque vit une authentique tragédie, car il y a derrière tout l’engouement populaire pour les idées nouvelles un grand malentendu enfoui, caché, camouflé, masqué, comme un cadavre qu'on cherche à enterrer de nuit au fond du jardin pour que la police ne le retrouve pas.  Nietzsche s’aperçoit que l’homme contemporain se croit "arrivé comme un bourgeois gentilhomme" : il a coupé la tête du roi, il a griffonné une Déclaration de ses droits sur un bout de papier, et se pense désormais... libre ! L'idiot ! Pérorant sur ce statut nouvellement acquis, l’homme moderne "cligne de l’œil" avec l’ironie de l'imbécile qui pense avoir tout compris alors qu'il est l'invité d'un dîner de con, et pense avec une naïveté de pucelle que tous les fils qui le reliaient à son antique esclavage sont sectionnés. 

L’imbécile a en partie raison, et il est vrai qu’il s’est défait d’un tas d'obligations extérieures inutiles et qu’il ne comprenait plus, devenues pour lui des charges insupportables ; il récitait un texte qui lui était devenu étranger ; depuis il a acquis un statut nouveau et inventé un monde différent. Est-il pour autant aussi libre qu’il le croit et le clame sur les barricades, la cocarde sur la boutonnière ? C’est à cet instant que Nietzsche descend tel Zarathoustra de sa montagne pour intervenir devant la foule des hommes assemblés, à la suite de son maître Arthur Schopenhauer, et leur indiquer les cruels défauts de ces "hommes qui cligne de l’œil", leurs idées fausses, les illusions démocratiques qui les minent, leurs hallucinations électorales et scientifiques, leur mystagogie morale, les erreurs qui se camouflent sous leur assurance bêtement athée, tout le chemin qu’il lui reste à accomplir pour passer du "singe au surhomme", ce légendaire surhomme tant décrié, qui n'est autre que cet homme moderne à dépasser, et qui, contrairement à ce qu'en ont fait la caricature américaine, d'un côté, et germanique de l'autre, n'est ni Superman ni une sculpture d’Arno Brecker - mais un homme accompli, conscient, vif, en ascension sur un chemin de montagne, sachant se fixer ses propres buts et s'y tenir, se gardant de regarder trop longtemps en arrière. À la manière dont le marquis de Sade l'écrivait dans son Boudoir à l'enseigne de ceux qui se croyaient révolutionnaires ("Français, encore un effort pour être républicains ! "), Nietzsche, lui, déclare aux hommes de son temps, d'un temps dont nous sommes encore pour un bon bout de temps : "Hommes, encore un effort pour devenir de véritables hommes !"

Pour leur faire comprendre qu’il doivent rabattre de leurs prétentions, ainsi que Schopenhauer lui aussi l’avait démontré dans un court et percutant traité, Nietzsche remet en cause le libre arbitre. Non, nous ne pouvons pas faire tout ce que nous voulons, disent-ils, puisqu’il existe des lois naturelles intangibles que nous ne pouvons violer – et puis surtout nous ne sommes même pas les maîtres de notre volonté ! Nos pensées, les motifs qui nous font agir surgissent on ne sait d'où, ils vont et viennent, plusieurs personnes vivent en nous avec des intérêts divergents. Quant à l’organisme il réagit à des sollicitations impérieuses que nous sommes loin de maîtriser (qui est capable de faire battre son cœur ?). J'ai trop pratiqué de méditation pour croire toutefois qu'Arthur et Friedrich aient raison sur l'entièreté de cette théorie, qui pour moi n'est qu'une vue de l'esprit. Je reste assuré que si les motifs d'une action sont restreints et que l'homme doit mener sa vie avec le monde tel qu'il est, il lui reste néanmoins la capacité de dire non, de se révolter, de désobéir (c'est tout un art !), de refuser une contrainte jugée injuste ou illégitime, comme Antigone.

Très étonnamment, pourtant, Nietzsche rejoint ici Krishna relativement à l’existence d'une nature propre que nous devrions assumer. Oui, l’homme a une nature, il est tel qu’il est, il peut certes se transformer, évoluer, se modifier s’il en a les capacités, mais il est appelé à devenir ce qu’il est, comme le disait Pindare, car ce qu’il est ne dépend pas de lui (la génétique nous l’a bien démontré depuis, n'en déplaise aux curetons de la théorie du genre). 

Le choix de l’homme est donc celui de s’assumer ou non. En ce sens il peut devenir libre, s’il développe une claire conscience de ce qu’il fait, mais, avant tout, il lui est dévolu de trouver qui il est et de le devenir pour ne pas être balloté par les flots et agi par les autres. 

L’homme n’a plus de directives liées à un statut social sacralisé mais il dispose d’un concentré d’énergie liée à son essence intime, ce que Nietzsche appelle sa "volonté de puissance", la force impalpable qui se trouve en toute chose, sur la terre comme dans l’univers, dans les plantes comme dans les atomes, les montagnes, les hommes - le Brahman dont parle Krishna, le Soi suprême. 

Le dernier péché qu’il reste à l’homme à jeter aux ordures est le ressentiment, sa face de Joker (les amateurs de Batman comprendront), car le ressentiment n'est rien d'autre que le rejet de ce qui "est", la non-acceptation du monde tel qu’il se présente. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre le monde, puisqu'il est là, mais d’agir à la façon d'Arjuna, sans aigreur, sans trembler, sans regret ni remords, en se maîtrisant, puisque la maîtrise de soi, comme l'enseignent Aristote puis les stoïciens, vaut mieux que la maîtrise du monde.

Il faut en finir avec certaines conceptions de la vie ! Le philosophe au marteau met en cause l’impératif catégorique de Kant, le résidu protestant qui pend du cadavre de l’ancienne morale chrétienne, le Bien et le Mal de nos grands-mères, la foi du charbonnier faite d’un Absolu reposant sur des démonstrations sophistiques et les intérêts cachés de la caste des prêtres. Il s’en prend violemment aux religions instituées, qui lui apparaissent scélorosée, démonétisées, ayant perdu au fil du temps les valeurs qui avaient autrefois rendu possible leur expansion et légitimé leur pouvoir. L’homme doit reprendre la main et ne plus se laisser dicter ses valeurs par des antiquaires de la foi. Remarquons au passage que Nietzsche ne s’attaque qu’au Dieu de l’ancienne morale, non au Dieu métaphysique lui-même, qu'il laisse en paix, ni à des dieux métaphoriques, à des légendes et des symboles didactiques : il revêt volontiers les masques de Dionysos et Zarathoustra. Il n’est pas rationaliste, il célèbre l’enchantement, mais en revanche il refuse les contrefaçons qu'on lui tend, même et d'abord les rationalistes, et les mensonges que chacun s’offre à soi-même du lever au coucher. En quoi il est l'homme du Grand Midi : il est la verticalité et la clarté.

Nietzsche s’attaque logiquement, aux hommes "qui clignent de l’œil", ses contemporains, les bipèdes qu’il voit se profiler à l’horizon d’un avenir proche, ces deux siècles qui suivront sa mort où des nigauds prétentieux se pavanant comme les rois du pétrole vivront tels des somnambules en laissant passer leur vie devant eux comme les vaches regardent passer le train.

L’homme d’aujourd'hui semble condamné, mais, lorsqu'il sent sa vie manquer de sens, comme le Corto Maltese d'Hugo Pratt il trace au couteau, sur sa main, sa propre ligne de chance, participant ainsi à son destin. Les traditionalistes, s'il en reste, considèrent ce geste comme un affront fait à Dieu, qui seul tranche et retranche. Ils aimeraient revenir en arrière, ralentir la machine, se fixer sur le passé. D'autres hommes, ayant surmonté leur mélancolie, voient plus loin, ils sont ceux de que la Tradition désignent parfois comme ceux qui suivent la "Voie de la main gauche". Ils ne vivent pas dans les sanglots et ne cherchent pas à créer la machine à remonter le temps. Ils vivent dans leur époque et prennent le risque d'accepter un nouveau moyen âge. Parmi eux, il y a même des optimistes espérant atteindre un jour le stade de la Renaissance qui suivra.


Paul-Éric Blanrue