"Jean Auguy m'a demandé quelques lignes sur celui qui fut en
quelque sorte, et durant vingt-six ans, mon patron. Agé de vingt-six ans
lorsque j'entrais à son service, le prince Alphonse est mort à
cinquante-deux ans, ce qui veut dire qu'il m'eut durant la moitié de sa
vie à ses côtés pour le faire connaître aux Français. On peut ainsi
facilement imaginer que j'ai quelque connaissance de mon sujet, si j'ose
dire, car il est bien évident que c'était moi son sujet.
Le fil
de la Parque fut un mince câble tendu par des crétins d'Américains au
bas d'une piste neigeuse que le prince Alphonse inspectait pour le
compte des organisateurs de championnats internationaux de ski alpin à
Beaver Creek (ville d'Avon, comté d'Eagle, état du Colorado, Etats-Unis
d'Amérique). Plusieurs fois champion de ce sport (le nombre des coupes
que l'on peut découvrir chez lui est véritablement ahurissant), le
Prince en était aussi un important responsable et l'on sait qu'il fut le
rapporteur (ô combien favorable!) pour l'attribution des jeux
olympiques d'hiver à notre Albertville.
Il n'est pas inutile de
savoir que la piste en question était dangereuse et qu'elle avait déjà
causé la mort de plusieurs skieurs, étant mal balisée. L'accident eut
lieu à 16 h 30 (heure locale) le 30 janvier 1989. Averti trop tard par
un autre champion qui descendait à côté de lui et qui put éviter le
câble, le Prince prit celui-ci en pleine poitrine : ce câble était tendu
pour indiquer une nouvelle fin de piste, rendant celle-ci plus courte
avant une nouvelle compétition. Cet instrument du destin devait
d'ailleurs supporter une pancarte publicitaire... Ce fut donc une
question de manque de coordination qui est responsable de l'accident.
Sous le choc, le câble glissa vers le haut et trancha la gorge du
Prince. L'organisation américaine fut d'ailleurs si lamentable que le
corps fut laissé sur place, dans la neige, durant trois quarts d'heure,
avant d'être transporté au Tomford Mortuary d'Idaho Springs, dans le
même état, où une longue autopsie fut pratiquée. Le chef de la police
locale avait tout d'abord déclaré, pour sauver la face,que le Prince
pouvait avoir de l'alcool ou de la drogue dans le sang! De nombreuses
pages d'analyses prouvent amplement qu'il n'en était évidemment rien!
C'est
au coeur de la nuit européenne que S.M. le roi d'Espagne eut à
téléphoner la nouvelle à S.A.R. le prince Gonzalve, frère du défunt et
que fut ainsi avertie la mère qui réside à Rome, Mme la duchesse d'Anjou
et de Ségovie, née Emmanuelle de Dampierre.
Dès l'aube, tant en
Espagne qu'en France et dans de nombreux pays, tout le monde savait par
la télévision, la radio et la presse ce qui était arrivé, ce qui fut
d'ailleurs l'occasion du dessin d'un atroce mauvais goût passé sur le
petit écran. Pour beaucoup, même les plus humbles, ce fut un choc "comme
si on avait perdu quelqu'un de la famille" et un de mes amis de la
Bibliothèque nationale entendit le matin même dans un bistrot quelqu'un
dire froidement : "Le roi est mort".
S.M. le roi d'Espagne envoya
un avion militaire pour ramener le corps et l'on sait que les Américains
(qui avaient pris quelques mesures de deuil éphémère à Beaver Creek),
furent finalement soulagés de voir partir le corps après avoir fait
cadeau d'un drapeau espagnol pour déposer sur le cercueil. C'est ainsi
que fut ramenée d'urgence la dépouille mortelle du pauvre Prince,
accompagnée en ce navrant voyage par S.A.R. Mgr le prince Gonzalve et le
marquis de Villaverde, respectivement frère et ex-beau-père du défunt. A
l'arrivée sur une base militaire espagnole, il fut évidemment tout
naturel pour Mgr Gonzalve de mettre le drapeau de sang et or sur son
cercueil. Entre-temps, les officiels avaient recherché en hâte un lieu
d'inhumation, alors que "don Jaime" est pour quelques années dans le
"pudridero" de San-Lorenzo de l'Escurial et que le petit prince François
est inhumé au cimetière du Pardo. Les Français n'ayant aucune solution
pratique immédiate, les Espagnols décidèrent avec raison que la
dépouille du Prince serait déposée dans l'église du monastère des
clarisses royales de Madrid, autrement dit Las Descalzas (déchaussées)
reales. Il s'agit là, en effet, d'une fondation royale datant de la
maison d'Autriche et qui fait partie du patrimoine national. Eglise et
monastère sont remarquablement entretenus et visités par un grand nombre
de touristes.
C'est là, le 2 février, qu'eurent lieu à la hâte,
selon les moeurs espagnoles, les funérailles du chef de la Maison de
Bourbon. La messe chantée commença à 11 h 30. Le cercueil de bois noir
n'était accompagné d'aucun insigne pour ne froisser, paraît-il, aucune
susceptibilité! Tout se déroula en présence de LL. MM. le roi et la
reine d'Espagne, de leurs enfants, de LL. AA. RR. le comte et la
comtesse de Barcelone, de tous les autres membres de la famille
d'Espagne, de LL. AA. RR. le duc et la duchesse de Calabre (lui étant
chef de la famille royale des Deux-Siciles), de S.M. le roi des
Bulgares, de S.A.R. le prince Victor-Emmanuel, chef de la maison de
Savoie, etc. Le fils du défunt, Mgr le prince Luis-Alphonse, fort digne
en sa grave jeunesse (il avait près de quinze ans), était accompagné de
son oncle, Mgr le prince Gonzalve, et de sa grand-mère, Mme la duchesse
d'Anjou et de Ségovie. Deux rangs derrière eux, des places étaient
réservées aux comte et à la comtesse François de Bourbon Busset, au duc
de Bauffremont et à moi-mêm. Une douzaine de Français proches du défunt
étaient aussi dans l'église. Faut-il préciser que la famille maternelle
du jeune Prince était présente?
Au bout d'une quarantaine de
minutes tout était terminé, le cercueil étant placé sous une dalle de la
chapelle de l'Immaculée Conception, la première près du choeur, sur la
gauche. Des valets en livrée royale (tricolore et rehaussée de galons
d'or, car venant de Philippe V) remplissaient le rôle d'employés des
pompes funèbres.
Ce furent ensuite les condoléances, le départ des
souverains, les Français en larmes près de la tombe pour entourer les
trois princes de la branche aînée. M. l'abbé Christian-Philippe Chanut
prit alors sur lui de faire une absoute en latin et en français pour
bien montrer qui nous étions, puis fit chanter les acclamations
carolingiennes "Ludovico christianissimo et excellentissimo capiti domus
regalis, vita et gloria!".
En fin d'après-midi, dans la maison du
feu Prince, quelques Français pouvaient saluer le nouveau Prince auquel
j'adressais la parole pour lui dire l'essentiel de ce que nous
ressentions. Le duc de Bauffremont ajouta quelques mots ; choisi comme
représentant par l'infant duc d'Anjou et de Ségovie en 1946-1947, il ne
fit sa réapparition dans le dispositif légitimiste qu'en 1972, un quart
de siècle après, lors du mariage du prince Alphonse.
Le lendemain
matin, une messe dite par l'abbé Chanut fut célébrée à Las Delcalzas
reales et une nouvelle absoute chantée devant la tombe environnée de
fleurs (des dizaines de gerbes figuraient dans l'église). Avec quelques
amis, je pus présenter mes respects à la Rme mère abbesse accompagnée
d'une soeur : elles nous parlèrent derrière une grille toute de
tradition, se déclarant émue et honorées d'avoir à être les gardiennes
du corps d'un tel Prince.
Le soir, dans la belle église de San
Jeronimo el Real (où se maria Alphonse XIII), une grand-messe publique
eut lieu, dite par S. Exc. Rme Mgr le nonce du pape. Des milliers de
personnes étaient là, dont deux cents Français, certains venus en car de
Toulouse. Le maire de Nice, président du conseil général des
Alpes-Maritimes, M. Jacques Médecin, était représenté par Maître
Henri-Charles Lambert, qui accomplissait déjà la même fonction aux
obsèques du du d'Anjou et de Ségovie à Lausanne en 1975. Le jeune
Prince, portant une décoration miniature du Saint-Esprit à la
boutonnière, était accompagné de son oncle et de sa grand-mère. S.A. R.
l'infante Christine, comtesse Marone, avait une place spéciale, alors
que S. Exc. le général marquis de Mondejar, chef de la maison de S. M.
le roi d'Espagne, représentait son souverain. Je fus le Français qui
l'accueillit sous le porche principal. Une bannière aux armes de France
et un collier du Saint-Esprit ornaient la grille du choeur. La messe fut
assez belle, le discours meilleur, mais le nonce qui officiait et qui
parla ne prit pas la peine de saluer tous les Français présents, alors
que des clercs de chez nous figuraient dans le choeur...
Il est
certain que la grand-messe de Saint-Denis surpassa tous ces fastes
madrilènes. On dit que six mille personnes furent présentes dans et hors
la cathédrale basilique où dormaient nos souverains. Une foule de
fidèles resta debout dedans et dehors. Ce fut donc le 9 février qu'eut
lieu cette émouvante cérémonie qui dura une heure trois quarts. Le
catafalque violet fleurdelisé d'or, les six flambeaux d'argent ornés de
panonceaux aux armes de France et le collier su Saint-Esprit donnaient
l'indispensable signification au rassemblement de tant de personnes dont
certaines, fort connues, ne pouvaient cacher leurs larmes.
Mme la
duchesse d'Anjou et de Ségovie, S. A. R. Mgr le prince Gonzalve (notre
duc d'Aquitaine portait une décoration miniature du Saint-Esprit) et S.
A. I. R. l'archiduchesse Constance d'Autriche présidaient la cérémonie :
le prince Alphonse, dont l'union avec Carmen Martinez-Bordiu avait été
annulée, allait en effet déclarer ses fiançailles avec cette petite
fille des derniers souverains de l'Autriche-Hongrie, et donc par
l'impératrice reine Zita de Bourbon Parme, descendante de notre Charles
X. Derrière eux, dans l'ordre de primogéniture, de nombreux Bourbons des
Deux-Siciles et de Parme, le destin donnant la première place à S. A.
R. Mgr le prince Ferdinand des Deux-Siciles, qui, comme duc de Castro
(qu'il n'est pas) avait trouvé bon de venir plaider, en compagnie de S.
A. R. Mgr le prince Sixte-Henri de Parme et de S. A. R. Mgr le prince
Henri d'Orléans (pseudo-comte de Clermont) contre leur chef de maison...
Mais si les princes de Parme et d'Orléans ont eu la honte de persévérer
dans leur action par un appel contre le prince Alphonse, les prince des
Deux-Siciles avait abandonné cette folle entreprise et trouvé le chemin
de Saint-Denis pour rendre hommage à la mémoire de son chef de maison,
ce qui est évidemment tout à son honneur.
Des archiducs
d'Autriche, S. A. I. Mme la grande-duchesse héritière de Russie et
d'autres princes étaient présents. Du côté gauche, le général d'armée de
Galbert, gouverneur des Invalides, l'ambassadeur du Chili (M. Riesle
est mari d'une archiduchesse soeur de la fiancée du feu Prince), S. M.
l'empereur Bao-Daï (converti au catholicisme) et sa femme, Mme la
duchesse de Castries, Mme Barre, le ministre Jean Foyer, avocat du feu
Prince et d'autres grands noms étaient présents. Une délégation de
l'Association de la noblesse française était là et une importante
délégation de la Société des Cincinnati de France l'accompagnaiit avec
son son président le comte François de Castries, le vice-président
marquis de Bouillé, le secrétaire général marquis de Bausset, etc.,
ainsi que M. Frederick L. Graham représentant du président général de
toutes les sociétés des Cincinnati. Dans le choeur, le comte Stanislas
de Follin portait le drapeau de la Société française des Cincinnati et
la seule gerbe présente au pied du catafalque était celle de cette
association dont le feu Prince était membre (comme représentant de Louis
XVI). On pouvait voir aussi dans le choeur une importante délégation de
chevaliers de Malte en coule noire, menée par le bailli comte de
Saint-Priest d'Urgel : ces chevaliers se placèrent de part et d'autre du
catafalque lors de l'absoute ; le feu Prince était, en effet, chevalier
d'honneur et dévotion de cet ordre.
La messe, chantée par le
Choeur grégorien, fut de toute beauté. Le discours de l'officiant,
l'abbé Chanut, fut de grande élévation et il montra à tous quelle fut la
lente transformation du prince Alphonse au cours des âges et quelles
furent ses dernières préoccupations. On chanta les acclamations
carolingiennes et, après l'absoute, l'abbé Chanut proclama ce qui suit :
"Que Dieu prenne en pitié l'âme du très chrétien prince Alphonse II,
par la grâce de Dieu, chef de la maison de Bourbon, duc d'Anjou et de
Cadix. Qu'il accorde joie, bonheur et prospérité au très chrétien prince
Louis XX, par la même grâce, chef de la maison de Bourbon, duc d'Anjou
et de Bourbon! Que Dieu protège la France!".
La télévision
française fut brève sur cette cérémonie, mais celle d'Espagne fut plus
prolixe. Il est vrai que la presse française fut muette, ce qui laisse
entendre bien des choses. Cependant, si la mort même eut un
retentissement universel, rien ne fut franchement désagréable pour les
Bourbons, hors l'infâme Point de vue - Images du monde qui est
champion toutes catégories dans sa désinformation habituelle (mais j'ai
déjà fait condamner en justice cette revue et son Chaffanjon pour
plagiats) et le fameux Monde qui eut l'ignominie de publier un
texte papelard du pseudo-comte de Clermont, commentant à sa façon, dans
la plus grande hypocrisie, le décès de son cousin, allant même jusqu'à
s'inquiéter de l'avenir du jeune Prince, alors qu'il ne s'est guère
inquiété de celui de ses propres enfants, ayant abandonné sa femme et
leur progéniture! Un article de M. Jean Foyer répliqua fermement dans le
même quotidien.
Il n'est pas inutile que l'on sache que Point de vue - Images du monde,
qui fait tout pour nuire aux Bourbons de la branche aînée dans son
orléanisme forcené et hypocrite, a profité de la mort du prince pour ne
pas publier la lettre que celui-ci lui avait envoyée en droit de réponse
au sujet d'un lamentable article commentant le jugement de décembre
1988. On voit où en est tombé cet hebdomadaire qui fait trop illusion
sur un certain public avide de nouvelles sur les Altesses!
Si le
feu Prince fut Alphonse II du fait de son grand-père Alphonse XIII qui
devint notre Alphonse Ier en 1936, lors de la mort du dernier "roi"
carliste à Vienne, le nouveau Prince est Louis XX, nom déjà popularisé
par un ouvrage de Thierry Ardisson. Chef de la plus ancienne dynastie de
l'Occident, Mgr le prince Louis, nouveau duc d'Anjou, est un lycéen
madrilène que le sort accable. Abandonné par sa mère alors qu'il avait
quatre ans, perdant son frère aîné dans un accident d'automobile à l'âge
de dix ans, il perd son père à près de quinze ans. C'est dire combien il
lui faut un certain calme pour continuer des études qui sont bonnes. Il
n'est pas inutile de préciser qu'il est héritier universel de son père
et que sa grand-mère paternelle est usufruitière ; elle est assistée en
Espagne par trois amis du feu Prince que les Français proches de
celui-ci connaissent bien et apprécient.
Rédigé après l'accident
de 1984 et en espagnol pour être exécuté en Espagne, le testament du
prince Alphonse donne surtout des conseils à son fils : qu'il soit bon
catholique, qu'il suive les traditions familiales qui font de lui le
chef des Bourbons qui auront mille ans dans trois ans, qu'il suive de
près les conseils des légitimistes français qui ont le plus travaillé à
la cause, qu'il les apprécie avec la même amitié et affection, et qu'il
garde finalement le souvenir de son frère aîné... Bref, pas un mot sur
l'Espagne!
Il n'est pas inutile non plus de préciser que
l'enveloppe qui contenait le testament orthographe du prince Alphonse
avait aussi un exemplaire du règlement du conseil français créé le 11
juillet 1984 pour assurer, en particulier, la continuité dynastique en
cas de son décès; On trouve dans cet organisme les trois princes de la
branche aînée et moi-même comme chancelier du chef de maison (charge qui
est mienne depuis 1969) ainsi que plusieurs autre Français : le duc de
Bauffremont, le vicomte Yves de Pontfarcy, maître Renaud Vercken de
Vreuschmen et le comte Jacques de Pontac. Des membres associés ont été
adjoints depuis lors.
Le conseil de Mgr le duc d'Anjou et le
secrétariat de ce Prince (il comprend déjà vingt-cinq personnes)
assurent donc la continuité, alors même que la Société des amis du
secrétariat de Mgr le duc d'Anjou (S.A.S.D.A., 10, av. Alphonse XIII,
75016 Paris) veille sur les questions financières. Association de la loi
de 1901, l'Institut de la maison de Bourbon se doit de continuer son
oeuvre culturelle.
Le roi est mort, vive le roi! dit un vieil
adage de chez nous. A travers les épreuves, la légitimité continue, que
cela plaise ou non. Certes, on peut trouver bizarres les accidents de
1984 et de 1989, mais l'esprit malin est capable de se débrouiller pour
engendrer des catastrophes qui sont finalement permises par Dieu. A la
veille de sa décapitation, l'ancien chevalier d'Angleterre, qui allait
devenir saint Thomas More, écrivait à sa fille préférée, Marguerite. Ce
martyr de la foi lui disait : "Aie bon courage, ma fille, ne te fais
aucun souci pour moi. Rien ne peut arriver que Dieu ne l'ait voulu. Or,
tout ce qu'il veut, si mauvais que celui puisse nous paraître, est
cependant ce qu'il y a de meilleur pour nous".
Ces paroles de 1535
baliseront le cours de nos pensées et de nos prières. Car il n'est pas
question de faire du feu Prince un saint de vitrail. Il avait ses
qualités, manifestes, et aussi ses défauts. Nous nous devons de prier
pour lui afin que Dieu l'ait bien vite en son paradis.
Grand
sportif, financier remarquable (ses affaires marchaient fort bien),
cultivé et courtois, le prince Alphonse avait eu une existence
difficile. Né à Rome d'un infant sourd-muet (Jacques-Henri VI duc
d'Anjou et de Ségovie) et d'une Française, le Prince avait ainsi deux
nationalités, l'espagnole et la française, l'une et l'autre consacrées
par des papiers en règle. Etudiant en français et en italien à Rome et
en Suisse, il fut appelé en Espagne à l'âge de dix-huit ans, et passa
ses premiers examens de droit avec un dictionnaire car il ignorait
finalement le castillan! Fils d'un couple rapidement disjoint, ses pères
et mères s'étant remariés, il bénéficia, avec son frère cadet, de la
bienveillance de leur chère grand-mère, la reine Victoire-Eugénie qui
résidait à Lausanne (à l'époque de l'agonie de cette souveraine, donc en
1969, les deux frères étaient en cette ville et je pus les emmener au
congrès de l'Office international). On ne reviendra pas ici sur la
carrière bancaire, diplomatique et autre du feu Prince, mais je tenais à
dire qu'il eut sa première cérémonie publique en France. C'était en
1956, lorsqu'il accompagna son père à Saint-Denis pour la remise d'un
nouveau reliquaire de saint Louis à la basilique. Rares furent les
articles qui signalèrent leur présence en tête des Capétiens!
Depuis
1955 j'étais entré en correspondance avec celui qu'on nommait alors le
jeune Prince. Je fis sa connaissance en 1956 et en 1958. Après les
navrants événements d'Algérie, mon meilleur ami, le comte Pierre de la
Forest Divonne (+1983) et moi-même, pensâmes qu'il fallait renforcer
l'action légitimiste alors que toutes les forces en faveur des Bourbons
étaient faibles et se déchiraient autour de l'infant duc d'Anjou,
d'ailleurs empêtré dans les séquelles de son mariage civil avec une
navrante chanteuse allemande. La Forest Divonne et moi nous rendîmes à
Madrid et le 30 juin 1962 nous devînmes ainsi les secrétaires de S.A.R.
Mgr le duc de Bourbon, titre porté par le prince Alphonse. Le
secrétariat fut longtemps sans faste, son maître étant fort occupé et
même lointain quand il fut ambassadeur en Suède, mais je tiens à
souligner que nous avions pour ainsi dire toujours son numéro de
téléphone pour le joindre rapidement. Accablés par les seules
manifestations légitimistes d'alors (les messes de Louis XVI!), nous
entreprîmes un cocktail au Crillon le 18 juin 1965 pour présenter le duc
de Bourbon. 850 personnes vinrent sur les 1500 invités, et de toutes
les couches de la société. C'était la première fête de la Légitimité
depuis environ 1895!
La Forest Divonne et moi fûmes aussi près de
l'infant duc de 1967 à sa mort en 1975. On aurait d'ailleurs tort de
minimiser les actes français de ce chef de maison qui signa les textes
tout à fait contre-révolutionnaires : l'original de l'un d'eux, dit
"message du mont des Alouettes" est déposé chez jacques Meunier, car
"don Jaime" visita Chiré et présida un important dîner de fidèles chez
cet ami en novembre 1972. Pour l'Algérie française en 1959, contre
l'avortement en 1973, l'infant duc manifesta toujours qu'il faisait
finalement confiance à ceux qui se battaient pour les meilleures causes.
Après
la mort accidentelle de son père, le prince Alphonse releva le titre de
duc d'Anjou. On sait qu'il avait reconnu le processus d'instauration de
la monarchie en Espagne et qu'il le fit accepter par son père. Se
considérant comme membre de la famille royale espagnole, il se disait
dynaste à Madrid, le mariage de son père n'ayant pas, selon lui, la
possibilité de l'exclure de la succession. Il est vrai que le roi
Alphonse XIII mena lui-même Emmanuelle de Dampierre à l'autel, ce qui
montrait à tous qu c'était en Espagne un mariage autorisé. Mais l'infant
duc avait renoncé à l'Espagne en 1933 du fait de son infirmité... acte
non ratifié par les cortès, ce pays étant d'ailleurs en république.
Quoiqu'il
en soit, le nouveau duc d'Anjou, duc de Cadix outre-Pyrénées, fut
véritablement saisi par les conséquences de la coutume successorale
française. J'ai vu cet homme se transformer et en arriver à admettre que
son destin ne pouvait être que français. Tout le problème était de lui
trouver des ressources en France, une situation et le reste. Les
solutions arrivaient. Dieu en a disposé autrement.
Les festivités
du Millénaire capétien furent l'occasion d'une révélation pour le duc
d'Anjou. En 1987, il fut invité par plus de soixante villes de France.
Maire d'honneur de Jonage (Rhône) et citoyen d'honneur d'une dizaine
d'autres villes, le duc d'Anjou fut admirablement reçu par de nombreux
chefs d'entreprises et des hommes politiques de tous horizons. Régions
et départements se mirent de la partie. De l'école de Sorèze à la tombe
de Chateaubriand, de l'église des Lucs et du Puy-du-Fou (deux fois
visité) à Metz et à la saline d'Arc-et-Senans, d'Aigues-Mortes à
Dunkerque et Bouvines, de Bordeaux à Lyon (plusieurs fois visitée), de
Toulouse (plusieurs fois visitée) à Senlis, de Livron à Chartres, le
prince Alphonse décrypta la France. On lui expliqua les industries
prestigieuses du pays et, en 1988, il prît le bâton de pèlerin sur la
route qui mène vers les flèches de la cathédrale, émergeant de l'horizon
beauceron. Discrètement, Jacques Danjou, tel fut son incognito,
pèlerina sur des dizaines de kilomètres en compagnie du Centre Charlier,
marchant difficilement à la suite de son accident de 1984 et, rude
épreuve pour lui, resta debout durant deux heures, lors de la
grand-messe finale qui eut lieu devant la cathédrale. Je lui avais fait
lire deux des principaux poèmes de Péguy dans un exemplaire de la
"Pléiade" que j'avais emporté et je sais combien le Prince fut attentif à
tous les détails de cette manifestation, remarquant parfois, au
passage, les caractéristiques de certaines bannières fleurdelisées... Ce
fut pour lui une belle initiation mariale et je me souviens qu'il tint,
lors d'un rapide voyage dans le Sud-Ouest, à passer par la grotte de
Lourdes qu'il ne connaissait pas : on gelait, le vent éteignait tous les
cierges et la neige fondu tombait, ce qui ne gênait en rien un Prince
ami des sports d'hiver! (Son frère vient à Lourdes depuis vingt-cinq
ans, à la suite d'un voeu et comme brancardier d'un pèlerinage
esopagnol.) Au Barroux, à Fourvière, à Solesmes, à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, à Cléry, à Cotignac, à Frigolet, à
Saint-Martin-de-Tours, à Reims... dans cent églises de France j'ai vu un
Prince finalement pieux, brûlant des cierges, souvent seul dans le
choeur pour écouter une messe, parfois trop recyclée pour lui qui
n'aimer prier qu'en latin. Il ne se sentait point intégriste, mais
aimait la tradition et on peut dire que presque toutes les messes dites
sous son autorité ou celles de ses collaborateurs étaient de saint Pie
V. On le vit à Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour les obsèques du père de
notre ami Guy Augé. Au fond, cet homme était habitué aux grands de ce
monde et n'était pas fait pour de petites chapelles. La plupart des
souverains et chefs de maisons autrefois souveraines étaient ses parents
(ne serait-ce que par la reine Victoria sa trisaïeule!) et il avait
rencontré de très nombreux dirigeants de tous les pays, tout
particulièrement en Amérique latine. Ce Prince était destiné à parler
aux cardianaux et il le faisait. On dira plus tard ce qui s'est passé en
1988.
Plus le temps passait et plus le Prince souffrait des
commémorations révolutionnaires à venir. Il admettait qu'il y avait
beaucoup de choses à modifier en 1789 et son oncle Henri V pensait de
même, mais il n'admettait pas qu'on ait tué deux millions de personnes
pour réorganiser la France et fonder le système métrique qui serait
d'ailleurs un jour ou l'autre arrivé, Louis XVI régnant. Il le disait et
redisait : de Saint-Just et Robespierre à Pol Pot en passant par
Lénine, Staline, Mao, Hitler et Castro, la Révolution universelle avait
causé des désastres sans nom. Le Prince parlait de Dieu, de la loi
naturelle (le Décalogue) et de la loi surnaturelle (l'Evangile) ; il
évoquait la tradition des rois très chrétiens et les vieilles recettes
qui avaient fait de la France le premier pays de l'Occident.
Son
prochain établissement en France, ses fiançailles avec une toute
charmante archiduchesse, la progressive emprise sur lui de la tradition
de ses aïeux, tout faisait en cet homme une alchimie profonde. Pour dire
bref, il y croyait, alors qu'il avait été si longtemps réticent, encore
que bienveillant, devant les actions de ses amis. Jusqu'au bout, on
peut même dire jusqu'en haut de la piste fatale, car il parla en Anglais
à un journaliste qui transcrivit heureusement ses paroles, le Prince
déclara que la couronne de France devait lui revenir, qu'il était prêt à
l'accepter et que ce serait pour lui un grand honneur.
Critiqué
et fortement incompris en Espagne, il voyait bien que la France lui
ouvrait ses bras. Il jubilait en signant sa carte d'identité et son
passeport français, téléphonant immédiatement à des amis pour leur
annoncer cette nouvelle : cela je l'ai vu. Le jugement de décembre 1988,
dû à la justesse de sa cause et au talent de M. le ministre Jean Foyer,
fut aussi une grande joie.
Pour lui, Paris était le destin :
nombreux étaient les hommes politiques au plus haut niveau qui étaient
aimables avec lui. Le Prince était d'ailleurs en contact avec des
célébrités du monde financier. Je sais qu'il se flattait de connaître
des historiens et des juristes de la plus grande qualité. Certains
d'entre eux pleuraient dans Saint-Denis...
Allions-nous trop vite
dans cette montée? Dieu n'a-t-il pas voulu que la progression soit plus
calme, la France n'étant pas encore mûre pour de grands changements? Le
Prince le disait souvent : nous sommes en république et les Français
s'en accommodent pour l'heure. Dieu nous fera sans doute comprendre un
jour le pourquoi de toutes choses, y compris les plus crucifiantes. La
France doit passer par l'épreuve de la Croix pour ressusciter, mais
l'oeuvre d'un tel Prince est-elle perdue? Je ne le crois pas et notre
acquit est immense. Il aura montré à tous que l'on pense encore chez les
aînés des Bourbons à la monarchie très chrétienne.
Il faudrait
lire les signes et les interpréter. En 1988, le prince Alphonse avait
tenu à recevoir son fils chevalier des ordres de Saint-Michel et du
Saint-Esprit : en l'adoubant et en lui posant le collier du Saint-Esprit
sur les épaules, le Prince accomplissait un geste de transmission de
tradition. Mais en 1987, chez les soeurs de Baugé, en Maine-et-Loire,
lorsque la fameuse croix d'Anjou fut sortie de sa vitrine de sécurité, l
baisa cette insigne relique taillée, paraît-il, dans le bois de la
Vraie Croix et environnée de joyaux par les soins de Louis Ier de
France, duc d'Anjou, à la fin du XIVe siècle ; il présenta ensuite cette
croix à la vénération de ses proches amis puis aux photographes et aux
gens de la télévision allemande qui nous suivaient à la trace. 1987 fut
donc la brillante commémoration du Millénaire capétien (qu'on se
souvienne des cris de "Vive le roi!" lors de la soirée de Saumur le 3
juillet et de la magnifique grand-messe en la primatiale Saint-Jean de
Lyon!), mais ce fut aussi cette année-là que le roi de droit nous montra
la Croix.
En 1988, le Prince signa des textes magnifiques pour
commémorer le 350e anniversaire de la consécration de la France à la
Vierge par Louis XIII et il participa en août à la procession
commémorative d'Abbeville. En 1989, le Prince avait enfin compris (je
dis enfin, car je lui en parlais depuis 1958) qu'il fallait faire
quelque chose pour la commémoration du troisième centenaire du message
du Sacré-Coeur à sainte Marguerite-Marie. L'abbé Chanut en a parlé lors
de la messe de Saint-Denis.
Longtemps réticent devant toutes les
difficultés qu'il imaginait autour d'un Etat restitué à Dieu, le prince
Alphonse avait devant les yeux le médiocre résultat apparent de
l'Espagne consacrée au Sacré-Coeur par son grand-père Alphonse XIII et
Francisco Franco... Il détestait de plus les perpétuelles leçons que lui
infligeaient les sacliéristes dans leur feuille et avait été fortement
blessé et scandalisé par les paroles publiques de leur chef de file,
assurant qu'il avait perdu son fils en ne consacrant pas la France!
Pauvre
Prince! Il ne pouvait évidemment consacrer la France qui ne lui
appartenait pas et nous étions quelques-uns à nous interroger sur l'acte
à faire, mais Paray-le-Monial était sur notre chemin en 1989. Aussi
bizarre que cela puisse paraître, c'est la lecture d'un long article
d'un chrétien de gauche, Stanislas Fumet, qui le fit réfléchir sur les
conséquences du mépris de la France pour le Sacré-Coeur (cf. Le Coeur,
Etudes carmélitaines, 1950, p. 355-378 : "Prophétisme du Sacré-Coeur").
Quel chemin parcouru depuis notre montée au Sacré-Coeur de Montmartre
au début de décembre 1962, en compagnie de La Forest Divonne, de
Christian Papet-Vauban, de Guy Augé, de Marc Winckler et d'autres amis
désireux d'entourer "l'héritier des siècles"!
Nous avons remarqué
que le maître autel de la chapelle des Delcalzas reales est entouré de
deux grandes statues : le Christ et sa Mère qui montrent leurs coeurs,
et il nous a semblé qu'il y avait là un signe. Les sacrés coeurs de
Jésus et de Marie veillent sur un Prince de bonne volonté.
Il nous
reste maintenant à continuer, à dire le droit, à montrer l'excellence
de la monarchie très chrétienne, à aider autant que faire se peut le
fils du défunt et à beaucoup prier, pour Alphonse II, pour Louis XX,
pour la Princesse Emmanuelle et son fils cadet, le prince Gonzalve, duc
d'Aquitaine, qui sont en si grand deuil.
Que Dieu protège la France et les aînés de l'auguste famille de ses rois!"
Hervé Pinoteau (1989)
Fils d'Alphonse II, Louis XX et sa famille |