Le
 désordre moderne, nous l’avons dit, a pris naissance en Occident, et, 
jusqu’à ces dernières années, il y était toujours demeuré strictement 
localisé ; mais maintenant il se produit un fait dont la gravité ne doit
 pas être dissimulée : c’est que ce désordre s’étend partout et semble 
gagner jusqu’à l’Orient. Certes, l’envahissement occidental n’est pas 
une chose toute récente, mais il se bornait jusqu’ici à une domination 
plus ou moins brutale exercée sur les autres peuples, et dont les effets
 étaient limités au domaine politique et économique ; en dépit de tous 
les efforts d’une propagande revêtant des formes multiples, l’esprit 
oriental était impénétrable à toutes les déviations, et les anciennes 
civilisations traditionnelles subsistaient intactes. Aujourd’hui, au 
contraire, il est des Orientaux qui se sont plus ou moins complètement «
 occidentalisés », qui ont abandonné leur tradition pour adopter toutes 
les aberrations de l’esprit moderne, et ces éléments dévoyés, grâce à 
l’enseignement des Universités européennes et américaines, deviennent 
dans leur propre pays une cause de trouble et d’agitation. Il ne 
convient pas, d’ailleurs, de s’en exagérer l’importance, pour le moment 
tout au moins : en Occident, on s’imagine volontiers que ces 
individualités bruyantes, mais peu nombreuses, représentent l’Orient 
actuel, alors que, en réalité, leur action n’est ni très étendue ni très
 profonde ; cette illusion s’explique aisément, car on ne connaît pas 
les vrais Orientaux, qui du reste ne cherchent nullement à se faire 
connaître, et les « modernistes », si l’on peut les appeler ainsi, sont 
les seuls qui se montrent au dehors, parlent, écrivent et s’agitent de 
toutes façons. Il n’en est pas moins vrai que ce mouvement 
antitraditionnel peut gagner du terrain, et il faut envisager toutes les
 éventualités, même les plus défavorables ; déjà, l’esprit traditionnel 
se replie en quelque sorte sur lui-même, les centres où il se conserve 
intégralement deviennent de plus en plus fermés et difficilement 
accessibles ; et cette généralisation du désordre correspond bien à ce 
qui doit se produire dans la phase finale du Kali-Yuga.
Déclarons-le
 très nettement : l’esprit moderne étant chose purement occidentale, 
ceux qui en sont affectés, même s’ils sont des Orientaux de naissance, 
doivent être considérés, sous le rapport de la mentalité, comme des 
Occidentaux, car toute idée orientale leur est entièrement étrangère, et
 leur ignorance à l’égard des doctrines traditionnelles est la seule 
excuse de leur hostilité. Ce qui peut sembler assez singulier et même 
contradictoire, c’est que ces mêmes hommes, qui se font les auxiliaires 
de l’« occidentalisme » au point de vue intellectuel, ou plus exactement
 contre toute véritable intellectualité, apparaissent parfois comme ses 
adversaires dans le domaine politique ; et pourtant, au fond, il n’y a 
là rien dont on doive s’étonner. Ce sont eux qui s’efforcent d’instituer
 en Orient des « nationalismes » divers, et tout « nationalisme » est 
nécessairement opposé à l’esprit traditionnel ; s’ils veulent combattre 
la domination étrangère, c’est par les méthodes mêmes de l’Occident, de 
la même façon que les divers peuples occidentaux luttent entre eux ; et 
peut-être est-ce là ce qui fait leur raison d’être. En effet, si les 
choses en sont arrivées à un tel point que l’emploi de semblables 
méthodes soit devenu inévitable, leur mise en œuvre ne peut être que le 
fait d’éléments ayant rompu toute attache avec la tradition ; il se peut
 donc que ces éléments soient utilisés ainsi transitoirement, et ensuite
 éliminés comme les Occidentaux eux-mêmes. Il serait d’ailleurs assez 
logique que les idées que ceux-ci ont répandues se retournent contre 
eux, car elles ne peuvent être que des facteurs de division et de ruine ;
 c’est par là que la civilisation moderne périra d’une façon ou d’une 
autre ; peu importe que ce soit par l’effet des dissensions entre les 
Occidentaux, dissensions entre nations ou entre classes sociales, ou, 
comme certains le prétendent, par les attaques des Orientaux « 
occidentalisés », ou encore à la suite d’un cataclysme provoqué par les «
 progrès de la science » ; dans tous les cas, le monde occidental ne 
court de dangers que par sa propre faute et par ce qui sort de lui-même.
 La seule question qui se pose est celle-ci : l’Orient n’aura-t-il à 
subir, du fait de l’esprit moderne, qu’une crise passagère et 
superficielle, ou bien l’Occident entraînera-t-il dans sa chute 
l’humanité tout entière ? Il serait difficile d’y apporter actuellement 
une réponse basée sur des constatations indubitables ; les deux esprits 
opposés existent maintenant l’un et l’autre en Orient, et la force 
spirituelle, inhérente à la tradition et méconnue par ses adversaires, 
peut triompher de la force matérielle lorsque celle-ci aura joué son 
rôle, et la faire évanouir comme la lumière dissipe les ténèbres ; nous 
dirons même qu’elle en triomphera nécessairement tôt ou tard, mais il se
 peut que, avant d’en arriver là, il y ait une période d’obscuration 
complète. L’esprit traditionnel ne peut mourir, parce qu’il est, dans 
son essence, supérieur à la mort et au changement ; mais il peut se 
retirer entièrement du monde extérieur, et alors ce sera véritablement 
la « fin d’un monde ». D’après tout ce que nous avons dit, la 
réalisation de cette éventualité dans un avenir relativement peu éloigné
 n’aurait rien d’invraisemblable ; et, dans la confusion qui, partie de 
l’Occident, gagne présentement l’Orient, nous pourrions voir le « 
commencement de la fin », le signe précurseur du moment où, suivant la 
tradition hindoue, la doctrine sacrée doit être enfermée tout entière 
dans une conque, pour en sortir intacte à l’aube du monde nouveau.
Mais
 laissons là encore une fois les anticipations, et ne regardons que les 
événements actuels : ce qui est incontestable, c’est que l’Occident 
envahit tout ; son action s’est d’abord exercée dans le domaine 
matériel, celui qui était immédiatement à sa portée, soit par la 
conquête violente, soit par le commerce et l’accaparement des ressources
 de tous les peuples ; mais maintenant les choses vont encore plus loin.
 Les Occidentaux, toujours animés par ce besoin de prosélytisme qui leur
 est si particulier, sont arrivés à faire pénétrer chez les autres, dans
 une certaine mesure, leur esprit antitraditionnel et matérialiste ; et,
 tandis que la première forme d’invasion n’atteignait en somme que les 
corps, celle-ci empoisonne les intelligences et tue la spiritualité ; 
l’une a d’ailleurs préparé l’autre et l’a rendue possible, de sorte que 
ce n’est en définitive que par la force brutale que l’Occident est 
parvenu à s’imposer partout, et il ne pouvait en être autrement, car 
c’est en cela que réside l’unique supériorité réelle de sa civilisation,
 si inférieure à tout autre point de vue. L’envahissement occidental, 
c’est l’envahissement du matérialisme sous toutes ses formes, et ce ne 
peut être que cela ; tous les déguisements plus ou moins hypocrites, 
tous les prétextes « moralistes », toutes les déclamations « 
humanitaires », toutes les habiletés d’une propagande qui sait à 
l’occasion se faire insinuante pour mieux atteindre son but de 
destruction, ne peuvent rien contre cette vérité, qui ne saurait être 
contestée que par des naïfs ou par ceux qui ont un intérêt quelconque à 
cette œuvre vraiment « satanique », au sens le plus rigoureux du mot.
(...)
Il est vrai que, quand certaines passions 
s’en mêlent, les mêmes choses peuvent, suivant les circonstances, se 
trouver appréciées de façons fort diverses, voire même toutes contraires
 : ainsi, quand la résistance à une invasion étrangère est le fait d’un 
peuple occidental, elle s’appelle « patriotisme » et est digne de tous 
les éloges ; quand elle est le fait d’un peuple oriental, elle s’appelle
 « fanatisme » ou « xénophobie » et ne mérite plus que la haine ou le 
mépris. D’ailleurs, n’est-ce pas au nom du « Droit », de la « Liberté »,
 de la « Justice » et de la « Civilisation » que les Européens 
prétendent imposer partout leur domination, et interdire à tout homme de
 vivre et de penser autrement qu’eux-mêmes ne vivent et ne pensent ? On 
conviendra que le « moralisme » est vraiment une chose admirable, à 
moins qu’on ne préfère conclure tout simplement, comme nous-même, que, 
sauf des exceptions d’autant plus honorables qu’elles sont plus rares, 
il n’y a plus guère en Occident que deux sortes de gens, assez peu 
intéressantes l’une et l’autre : les naïfs qui se laissent prendre à ces
 grands mots et qui croient à leur « mission civilisatrice », 
inconscients qu’ils sont de la barbarie matérialiste dans laquelle ils 
sont plongés, et les habiles qui exploitent cet état d’esprit pour la 
satisfaction de leurs instincts de violence et de cupidité. 
René Guénon, La crise du monde moderne, Chapitre VIII : L’envahissement occidental. 1927
 
