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samedi 1 novembre 2025

L'Homme éternel de Chesterton.



Ce livre absolument exceptionnel de G. K. Chesterton se présente comme une histoire de l'humanité vue sous un angle singulier, rejetant les généralisations évolutionnistes au profit d'une focalisation sur le caractère unique et révolutionnaire de l'homme.

Chesterton commence par une critique de l'approche historico-scientifique qui sacrifie le prestige de la Terre au profit de considérations astronomiques et d'avalanches de chiffres. souligne le pouvoir de certains mots, comme « Évolution », qui tendent à se substituer à la véritable explication. L’Évolution est souvent vue comme quelque chose de lent, graduel et rassurant, mais Chesterton dénonce cette confusion, notant que la rapidité ou la lenteur ne changent rien au caractère mystérieux de la transition. Il soutient qu'un miracle lent est tout aussi déroutant qu'un miracle soudain.

La machine à explorer le temps, comme celle imaginée par H. G. Wells, détruit les réconforts tirés de la relativité du temps. Le héros voit les arbres jaillir comme des fusées vertes, et cela ne semble pas moins naturel en allant vite, ni moins surnaturel en allant lentement. La vraie question est le pourquoi, une question d'ordre philosophique et métaphysique.

Chesterton insiste sur la nécessité d'une vision simple et directe pour comprendre les problèmes de la vie primitive. L'homme ne représente pas une simple évolution, mais une véritable révolution. Les transitions primordiales (l'origine de l'univers, de la vie, et l'éveil de la raison et de la volonté de l'homme) sont des mystères reconnus par la plupart des philosophes.

Pour illustrer cette révolution, Chesterton déconstruit le mythe populaire de l'Homme des cavernes. Ce personnage, familier dans les romans et les journaux, est souvent dépeint comme un mâle brutal qui roue sa femme de coups de trique. Chesterton met en doute cette image, soulignant qu'il n'existe aucune preuve de ce comportement violent, et que les idylles animales (girafes, hippopotames) se déroulent sans tragédie.

Ce que l'on a réellement trouvé dans ses célèbres cavernes n'a rien à voir avec la massue littéraire ou les crânes féminins défoncés. La découverte la plus significative fut l’art : de grandes silhouettes d’animaux dessinées et peintes avec des terres colorées sur les murs. Ces œuvres dénotent un artiste, quelqu'un qui aimait l'audace, le trait effilé, et l'observation naturaliste des animaux.

L'homme des cavernes des manuels est un mythe, ou une "fumisterie", servant d'excuse aux humeurs anarchiques modernes. La véritable leçon de ces images est simple et haute : l’homme primitif partageait une grande fraternité humaine avec l'homme moderne.

Chesterton utilise l’exemple de la grotte aux images pour établir une vérité fondamentale : l’homme dessine, le renne ne dessine pas. Si l'on descend jusqu'aux entrailles du globe, on trouve des traces de monstres pullulant aveuglément, mais pas un seul doigt, pas une seule griffe, qui ait tracé une ligne intelligible. Il y a entre l’homme et les animaux une différence, non de degré, mais d'espèce. Même la plus primitive des créatures humaines était capable de dessiner un singe, mais il est comique d'imaginer le plus intelligent des singes dessiner un homme.

L'histoire doit constater que l'homme est apparu dès les commencements, seul, unique, isolé, identique à lui-même dans la plénitude de son humanité. Son esprit est à la fois un miroir qui réfléchit toutes les formes et une entité unique.

L'homme est l'être le plus étrange et étranger sur la terre. Il n'est nulle part à l'exacte hauteur des circonstances ; ses instincts ne parviennent pas à régler sa conduite, et seule la nature humaine connaît le rire bienfaisant et le besoin douloureux de la honte (ce qui le pousse à se vêtir). Son apparition est perçue par un observateur inhumain non comme une modification, mais comme un saut dans la quatrième dimension, l'équivalent d'une vache sautant par-dessus la lune. Le fait que l'oiseau construise son nid, s'en contente et gazouille de contentement, prouve la solution de continuité entre sa cervelle et le cerveau humain. L'esprit humain, s'il n'y a pas de Dieu, est un phénomène que l'on ne peut même concevoir.

Concernant les études préhistoriques, Chesterton critique la science qui, basée sur la méthode expérimentale, est forcée ici de faire des suppositions sans expérimentation possible. On ne peut pas élever l'homme de Néanderthal dans une cage à poules pour vérifier s'il pratique le rapt nuptial.

Il dénonce l'état de hâte audacieuse qui conduit certains théoriciens à l'hypothèse précipitée. L'exemple typique est le Pithécanthropus, construit sur la base incertaine d'un fragment de crâne, d'un fémur vertical et de quelques dents. La science populaire en a fait un personnage complet, un portrait où chaque cheveu est compté, malgré le caractère fragmentaire et douteux de l'authenticité des ossements. Il s'agit d'une tentative dogmatique de donner un sens positif à l'expression de Darwin, le "chaînon manquant".

Le concept de "temps préhistoriques" est une expression déraisonnable inventée par des rationalistes. L'homme a cultivé des arts (comme le dessin du renne) avant l'écriture, ce qui ne signifie pas qu'il était une brute épaisse.

Chesterton dénonce aussi le manque de rigueur dans l'affirmation des mœurs, citant l'exemple de l'affirmation gratuite selon laquelle les peuplades de l'âge de pierre "vivaient nus". Rien n'empêche, au contraire, qu'ils aient pu se vêtir somptueusement de matériaux fragiles (herbes, joncs) dont il ne reste pas trace. De même, l'absence d'images à signification religieuse ne prouve pas l'absence de religion. Les théories sur l'origine du sentiment religieux (terreur du chef de tribu, phénomènes du rêve, association d'idées liée à la moisson) sont rejetées comme des combinaisons disparates sans lien réel. Seul un instinct religieux préexistant peut associer ces éléments sous un jour mystique. L'esprit humain, en cela, n'a pas changé.

Les premiers rayons de l’histoire révèlent une humanité en pleine civilisation (Babylone, Égypte). Chesterton s'oppose à l'idée que les sauvages modernes sont des sauvages primitifs, car ils ont subi des milliers d'années d'expériences et d'influences. L'histoire des sauvages est plus susceptible d'être une régression qu'un état initial.

Il critique la tendance à voir le régime primitif comme tyrannique, citant H. G. Wells et son "Vieux" chef absolu. Chesterton suggère que le despotisme est le plus souvent une démocratie fatiguée, et que l'abjecte soumission n'est pas le fait d'une société jeune, mais cristallisée. Il imagine les institutions primitives comme une pure démocratie, rappelant les communautés paysannes.

L'histoire la plus ancienne est déjà vieille. Babylone et l’Égypte s'opposent aux préjugés courants: l'Égypte montre que le despotisme peut être une condition du progrès, et Babylone que le nomadisme n'est pas nécessairement l'état premier. L'Égypte antique possédait des villages autonomes mais fédérés, avec une héraldique impliquant à la fois l'indépendance (art) et l'interdépendance (science).

L'écriture, invention des prêtres (hiéroglyphes), rendit l'histoire possible. Chesterton note l'origine ludique de l'écriture égyptienne, ayant commencé par un calembour (un roi dessinant un cochon pour signifier "impôts").

La Méditerranée est le centre de gravité de l'histoire, le lieu où s'est élaborée la civilisation que nous connaissons. La culture méditerranéenne a fourni la République et l’Église, la Bible et Homère.

La plus ancienne révélation de l'humanité antique est l'Iliade, qui place les sympathies du lecteur auprès du vaincu, Hector. La figure d'Hector est prophétique du premier chevalier et symbolise le triomphe de survivre à toutes les défaites. La légende voulant que les Troyens exilés aient fondé Rome est vraie en esprit, car la vertu républicaine y trouve racine.

Chesterton divise le paganisme naturel en quatre grandes rubriques : Dieu, les dieux, les démons, les philosophes.
Il affirme qu'il est probable que la religion ne tire pas son origine d'un détail mineur, mais de l'idée formidable d'un Dieu unique régnant sur l'univers. L'étude des croyances sauvages soutient cette idée, montrant un pur monothéisme chez des indigènes australiens ou des Indiens de Californie (Atahocan). L'existence du Grand-Esprit est une notion fondamentale qui tombe en désuétude, que l'on se rappelle par raccroc.

L'âme païenne a une attitude double : les mythes sont "des histoires", les mystères, de l’histoire vraie tenue secrète. Le christianisme est unique, car il n'existe point de cas analogue pour le comparer.

L'idée de l'absence divine est centrale au paganisme. Ce sentiment s'exprime dans l'insondable tristesse de la poésie païenne, dans l'idée que les dieux sont soumis au Destin, et dans les sentences de Socrate ou de Marc-Aurèle utilisant le mot "Dieu". Le syncrétisme (l'addition de dieux d'Asie et d'Afrique au Panthéon) a fait perdre en hauteur ce que les idées gagnaient en largeur.

La prohibition hébraïque des images était une "restriction qui crée et protège l’indépendance, comme fait le mur d’un jardin". Si Jéhovah n'avait pas été un Dieu militaire et militant, il se serait allié aux autres dieux (Baal, Astarté), et Son image serait probablement devenue phallique, endossant les pires aberrations du polythéisme. La conscience de ce danger (le syncrétisme menant au Moloch-Moloch) explique la haine farouche des prophètes pour les autres dieux.

Le paganisme de l'imagination est une tentative pour atteindre les réalités divines sans la raison, par la seule vertu de l'imagination. Les mythes sont des œuvres d'art. Le monde païen était plein de fables qui n'ont jamais exigé une confession de foi sérieuse (comme la vache qui saute par-dessus la lune ou le guerrier qui met le soleil dans sa poche).

Le vrai danger réside dans le paganisme dégénéré : le culte des Démons. La magie noire était pratiquée avec plus d'âpre conviction que la magie blanche. Le recours aux démons entraîne l'idée que l'acte doit être bas et vil pour être efficace. Le cannibalisme n'est pas primitif ni bestial, mais artificiel et artistique, une forme d'art pour l'art de la part de peuples raffinés.

Le plus grand exemple de cette déviation est Carthage, l'empire commercial phénicien. Leur dieu, Moloch, exigeait le sacrifice de centaines de petits enfants précipités dans un brasier. Rome, en contraste, incarnait la religion domestique, le culte des Lares.

La guerre des dieux et des démons (les guerres puniques) fut un affrontement de deux mondes. Annibal, dont le nom signifie "la Grâce de Baal," était un magicien aux yeux des Romains. L'invasion de l'Italie représentait la destruction de tout ce qui est domestique et humain.

Carthage fut vaincue, non par la force, mais par sa propre faiblesse : le mauvais génie des puissances marchandes. L'oligarchie carthaginoise, par son sens pratique et son réalisme, refusa d'envoyer les renforts demandés par Annibal, jugeant la guerre trop coûteuse et la résistance romaine sans espoir. L'histoire prouve ainsi que ceux qui ne croient qu’à la peur ne peuvent croire qu’au mal. La ruine de Carthage est due à sa foi, Moloch ayant dévoré ses propres enfants. Rome, après avoir échappé à Moloch, offrit un terrain humain à la chrétienté.

Le dernier élément du paganisme est celui des Philosophes. Leur abstraction les tenait à l'écart de la mythologie. Socrate et Platon étaient d'une grande sagesse, mais la liberté de l'intelligence dégénéra souvent en sophisme.

L'Orient produit des philosophes-rois, comme Confucius, qui ne cherchait pas la révélation divine, mais des méthodes efficaces de gouvernement. Le Bouddhisme est présenté comme une discipline métaphysique ou psychologique. Gautamâ (Bouddha) cherchait à échapper à la misère de l'existence et à l'éternel retour (la réincarnation) en anéantissant l'illusion du désir et en atteignant l'indifférence absolue (le néant).

Chesterton utilise le symbole de la croix contre le symbole du cercle. La croix gammée (Swastika), symbole bouddhiste, est la "croix honteuse qui s’efforce de redevenir roue". La croix chrétienne, en revanche, est ouverte, brisant le cercle enchanté et vicieux de la pensée pure.

L'empire romain, chef-d'œuvre de l'humanité, commença à se défaire. Le déclin était dû à l'épuisement moral : on se lassait du bien. Le vice grec, les vices orientaux et le diabolisme sémite s'abattirent sur l'imagination romaine. La société devint servile, perdant son âme avec ses dieux.

La fin du monde était un processus lent et monotone. La mythologie et la philosophie avaient échoué, et la croyance au Créateur était difficile à maintenir. Il n'y avait point de Dieu ; car "un Dieu eût choisi cette heure pour venir sauver le monde".

Dans cette ambiance de désespoir et d'athéisme triomphant, l'Église apparut. Ses adeptes, souvent des esclaves et des gens de rien, manifestaient une "étonnante allégresse" et une démarche militaire. Ils croyaient ce qu'ils disaient, une nouveauté qui gênait le monde romain. Leur immobilité et leur surhumaine discipline sous la persécution créèrent autour d'eux une lueur : l’auréole de haine qui illumina la trace de l'Église.

Orthodoxie de Chesterton.



L’auteur, G. K. Chesterton (1874 - 1936), a été mis au défi de proposer sa propre théorie cosmique après avoir critiqué celles des autres. Ce livre est donc inévitablement affirmatif et autobiographique, car Chesterton y explique comment il est personnellement arrivé à croire en la foi chrétienne. Il structure son propos autour du principe de l'énigme et de sa réponse, détaillant ses propres spéculations sincères avant de montrer comment elles ont été soudainement satisfaites par la théologie chrétienne.

Chesterton utilise l'image d'un yachtsman anglais qui, s'étant trompé de cap, découvre l'Angleterre en croyant que c'est une nouvelle île des Mers du Sud. Ce marin ressent à la fois les terreurs fascinantes de la découverte et la sécurité bienveillante du retour à la maison. Le problème philosophique principal, et celui de ce livre, est de savoir comment être à la fois étonné du monde et s'y sentir chez soi. Chesterton cherche à exposer sa foi comme répondant à ce double besoin spirituel : le mélange du familier et de l'inconnu que la chrétienté a justement nommé romance.

L'auteur prend pour acquis que nous avons besoin d'une vie de "romance pratique", combinant le caractère étrange avec la sécurité. L'objectif principal de son credo, qu'il va poursuivre, est de réussir à être heureux dans ce pays des merveilles sans être simplement confortable.

Dans une anecdote révélatrice, Chesterton raconte une conversation avec un éditeur prospère qui lui disait qu'un homme "s'en sortirait" parce qu'il "croyait en lui-même". Chesterton réplique que les hommes qui croient le plus colossalement en eux-mêmes sont tous dans des asiles de fous. Il considère la confiance totale en soi non seulement comme un péché, mais comme une faiblesse et une croyance hystérique et superstitieuse.

Ce livre est donc la réponse à la question de l'éditeur : "En quoi doit-on croire si l'on ne doit pas croire en soi-même ?".

L'ouvrage commence par une réflexion sur la folie et la santé mentale, en utilisant l'asile comme point de départ. Chesterton avance que la folie vient de la raison, et non de l'imagination. Il note que ce sont les joueurs d'échecs et les mathématiciens qui deviennent fous, rarement les artistes créatifs. La poésie, en effet, est saine parce qu'elle flotte facilement sur une mer infinie ; la raison cherche à traverser cette mer infinie et à la rendre finie, ce qui mène à l'épuisement mental.

Le fou n'est pas celui qui a perdu sa raison, mais celui qui n'a perdu que sa raison. L'explication du fou est toujours complète dans un sens purement rationnel, mais elle est spirituellement contractée et manque d'air. Il se confine dans un cercle parfait mais étroit ; l'explication du fou est aussi complète que celle de l'homme sain, mais elle n'est pas aussi vaste.

Chesterton applique cette observation à la pensée moderne. Il trouve l'humeur du fou dans la moitié des chaires scientifiques et des sièges d'apprentissage modernes. Ils possèdent l'alliance d'une raison expansive et exhaustive avec un bon sens contracté.
Le matérialisme, par exemple, possède cette simplicité insensée de la folie. Le cosmos du matérialiste est plus petit que notre monde, même s'il est complet dans ses détails. Ce schéma, comme celui du fou, semble inconscient des énergies étrangères et de la large indifférence de la terre ; il ne pense pas aux choses réelles comme les peuples combattants, l'amour ou la peur en mer.

De plus, le matérialisme est plus limitatif que toute religion. Alors que le chrétien est libre de croire à un certain ordre dans l'univers, le matérialiste n'est pas autorisé à admettre la moindre trace de spiritualisme ou de miracle dans sa machine impeccable. Le matérialisme, conduisant souvent au fatalisme complet, est une force qui lie, et non qui libère. Il détruit l'humanité, y compris l'espoir, le courage et l'initiative. Il est vain de parler de liberté lorsque l'on utilise la libre pensée pour détruire le libre arbitre.

La doctrine de la nécessité n'empêche pas le châtiment, mais elle empêche la persuasion ou l'appel à une meilleure nature. Le déterminisme est aussi susceptible de conduire à la cruauté qu'il est certain de conduire à la lâcheté.

Chesterton trouve que les extrêmes matérialistes et panégoïstes (croyance que tout est une illusion personnelle) présentent le même paradoxe : ils sont complets en théorie mais paralysants en pratique. Les deux enferment l'homme dans des boîtes peintes de l'intérieur, incapables d'accéder à la santé du ciel ou même de la terre.

Ce qui préserve la santé mentale, c'est le mysticisme. Tant qu'il y a du mystère, il y a de la santé. L'homme ordinaire est sain car il est mystique. Il a un pied sur terre et l'autre au pays des fées, et il a permis le crépuscule (le doute). L'homme sain a toujours préféré la vérité à la cohérence. Par exemple, il a cru au destin et au libre arbitre, ou que les enfants sont le royaume des cieux tout en devant être obéissants au royaume de la terre. C'est cet équilibre d'apparentes contradictions qui est la flottabilité de l'homme sain.

Chesterton propose le cercle comme symbole de la raison et de la folie, et la croix comme symbole du mystère et de la santé. Le cercle est parfait mais fixé dans sa taille ; la croix est faite de lignes qui s'étendent aux quatre vents et est un poteau indicateur pour les voyageurs libres.

Le monde moderne n'est pas mauvais, il est même trop bon, mais il est rempli de vertus sauvages et gâchées. Ces vertus sont devenues folles parce qu'elles ont été isolées les unes des autres. Par exemple, le scientifique ne se soucie que de la vérité (qui devient impitoyable) et l'humanitaire ne se soucie que de la pitié (qui devient mensongère).

L'humilité est un exemple frappant de cette dislocation. L'ancienne humilité était un éperon qui empêchait l'homme de s'arrêter, le rendant douteux de ses efforts, mais le poussant à travailler plus dur. La nouvelle humilité, cependant, s'est déplacée vers l'organe de la conviction, rendant l'homme incertain de ses objectifs, ce qui l'amènera à arrêter tout travail. L'homme moderne doute de la Raison Divine, alors qu'il devrait douter de lui-même.

Chesterton met en garde contre la ruine du progrès causée par la destruction de l'autorité de la raison. La raison elle-même est une question de foi ; affirmer que nos pensées ont une quelconque relation avec la réalité est un acte de foi. La menace ultime, c'est la pensée qui arrête la pensée, comme le scepticisme complet qui nie toute validité à la pensée humaine. L'autorité religieuse a été érigée, justement ou non, pour la défense difficile de la raison contre cette ruine. En détruisant l'autorité divine, nous avons largement détruit l'idée de l'autorité humaine.

Chesterton explore la manière dont les philosophies modernes détruisent la pensée elle-même :

Matérialisme/Illusionnisme personnel : Si l'esprit est mécanique, la pensée n'est pas excitante ; si le cosmos est irréel, il n'y a rien à penser.
Évolutionnisme philosophique : Il détruit la rationalité en affirmant qu'il n'y a pas de "choses" séparées, mais seulement un flux (flux) de tout et de n'importe quoi, rendant la pensée impossible.
Individualisme radical : L'idée que chaque chose est "unique" et qu'il n'y a pas de catégories ; penser signifie connecter des choses, et s'arrête si elles ne peuvent pas être connectées.
Changement de norme : Si la norme change (par exemple, ce qui est appelé bien l'était autrefois mal), on ne peut pas parler d'amélioration ou de progrès. Le progrès lui-même ne peut pas progresser.
Pragmatisme extrême : Il détruit la vérité objective. Le pragmatiste dit de penser ce qu'il faut penser, mais l'une des choses qu'il faut penser est justement la croyance en la vérité objective (l'Absolu).

Le culte de la volonté pure est également une impasse. Ceux qui prônent le culte de la volonté, comme Nietzsche, sont en réalité vides de volonté. Tout acte de volonté est un acte d'autolimitation. Vouloir l'action, c'est désirer la limitation, et chaque choix est un acte de sacrifice de soi. L'art lui-même est limitation ; l'essence d'une image est son cadre. Vouloir abolir les "Tu ne feras point" c'est oublier qu'ils sont des corollaires nécessaires de "Je veux".

Chesterton conclut que la pensée libre est épuisée et demande que nous commencions à chercher des réponses au lieu de questions. L'exemple de Jeanne d'Arc illustre l'échec des philosophes modernes (Tolstoï, Nietzsche). Jeanne d'Arc n'a pas été immobilisée aux carrefours (par le rejet ou l'acceptation de tous les chemins) ; elle a choisi un chemin et y est allée comme un coup de tonnerre. Elle possédait la noblesse de Tolstoï (plaisir des choses simples, révérence pour les pauvres) et le courage de Nietzsche (le cri pour l'équilibre extatique du danger), mais elle a agi concrètement.

Il affirme que la tradition n'est que la démocratie étendue dans le temps. Elle donne des votes à la classe la plus obscure : nos ancêtres. La tradition refuse de se soumettre à l'oligarchie arrogante de ceux qui se trouvent simplement à marcher (ceux qui sont vivants). Chesterton préfère les fables des vieilles femmes aux faits des vieilles filles, et la sagesse populaire aux démonstrations claires des penseurs extérieurs.

Sa philosophie la plus fondamentale, il l'a apprise dans la nurserie : les contes de fées sont des choses entièrement raisonnables. Ils enseignent l'humilité (Cendrillon), la nécessité d'aimer avant qu'une chose soit aimable (La Belle et la Bête), et le mystère des dons de naissance accompagnés de la malédiction de la mort (La Belle au bois dormant).

Les contes de fées ont inculqué à Chesterton une certaine vision de la vie. En regardant le monde naturel, il remarque que les faits (l'aube, la mort, les arbres portant des fruits) sont traités par les hommes savants comme s'ils étaient nécessaires et rationnels, à l'instar des séquences mathématiques (deux et un font trois). Mais ce n'est pas le cas. On peut imaginer un arbre ne portant pas de fruits, mais portant des chandeliers ou des tigres.

Le scientifique, en parlant de «lois» de la nature, est en fait un sentimentaliste. Il est emporté par de simples associations ; il a vu tellement d'oiseaux voler et pondre qu'il ressent un lien onirique entre les deux idées, alors qu'il n'y en a pas. L'unique façon d'exprimer la perception claire qu'une chose est distincte d'une autre, sans connexion logique, est d'utiliser le langage des contes de fées : la nature est un charme, un sortilège, un enchantement. L'arbre pousse des fruits parce que c'est un arbre magique.

Chesterton a eu deux convictions primaires issues de ces contes de fées :

1. Le monde est un endroit sauvage et étonnant, qui aurait pu être très différent, mais qui est tout à fait charmant.
2. Devant cette sauvagerie et ce plaisir, on peut être modeste et se soumettre aux limitations les plus étranges.

Il trouve que le monde moderne contredit ces deux points.

Contre le fatalisme scientifique (déterminisme) : le philosophe des contes de fées se réjouit que la feuille soit verte précisément parce qu'elle aurait pu être écarlate. Le matérialisme repose sur la fausse hypothèse que si une chose se répète, elle est probablement morte (une horloge). Chesterton propose que si le soleil est vivant, il danserait. Si le soleil se lève tous les matins, ce n'est pas par automatisme, mais parce qu'il ne se fatigue jamais de se lever, par un excès de vie. Le Dieu chrétien, selon Chesterton, dit peut-être chaque matin au soleil : « Fais-le encore ». La répétition est un rappel théâtral, un ENCORE.

Contre l'expansion et la grandeur : Chesterton rejette la notion que la taille du système solaire devrait nous impressionner spirituellement. Il dit que l'univers immense des matérialistes est une vaste prison sans fenêtres, sans air extérieur. La grandeur vantée du cosmos est superficielle car il n'y a rien à comparer. Il est tout aussi sensé de l'appeler petit que grand.

Chesterton éprouve une sensation de confort cosmique et de préciosité (ce qu'il nomme « économie sacrée »). Il compare le monde à l'île de Robinson Crusoé, où tout est un reste sauvé d'un naufrage. Chaque objet (étoiles, collines) est précieux et en péril. Ce sentiment culmine dans la conviction que tout bien est un reste à conserver d'une ruine primordiale. L'homme a sauvé son bien comme Crusoé a sauvé ses marchandises : il les a sauvées d'une épave.

Il oppose l'optimiste et le pessimiste. Il considère son acceptation de l'univers non comme de l'optimisme, mais comme du patriotisme cosmique. Pour changer le monde, il faut l'aimer de manière transcendante et sans raison terrestre, comme une mère aime son enfant de manière arbitraire. C'est ainsi que les grandes cités ont grandi.

Il soutient que l'optimisme rationnel mène à la stagnation, tandis que l'optimisme irrationnel mène à la réforme. Le patriote mystique est celui qui réforme. Nous avons besoin de suffisamment de force pour non seulement "s'entendre avec" le monde, mais pour le "faire avancer". Nous devons à la fois détester le monde suffisamment pour le changer, et l'aimer suffisamment pour juger qu'il vaut la peine d'être changé.

Le suicide est le péché ultime et absolu, le refus de prêter serment de loyauté à la vie. Le suicide insulte tout sur terre en refusant de le voler (de vivre pour lui). Le martyr, au contraire, est noble car il meurt pour que quelque chose en dehors de lui puisse vivre ; il confesse le lien ultime avec la vie. Chesterton fut frappé de voir que le christianisme manifestait cette opposition féroce entre le martyr et le suicide.

Le christianisme fournit l'unité morale et l'utilité. Il répond à la question du dilemme ancien : les gens qui jouissaient du monde (païens) le détruisaient ; les gens vertueux (stoïciens) ne se souciaient pas assez du monde pour le révolutionner.

L'essence philosophique première du christianisme est que Dieu est un créateur, à la manière d'un artiste ou d'un poète, qui crée en se séparant de sa création.

Cette vision permet d'être à la fois heureux et indigné, sans être optimiste ni pessimiste. On peut être en paix avec l'univers tout en étant en guerre avec le monde. Saint George peut combattre le dragon, même s'il est aussi grand que le cosmos, car il combat au nom du dessein originel du monde.

Cette découverte de la théologie chrétienne a été un déclic pour Chesterton, où toute la machinerie philosophique s'est mise en place. Le christianisme est l'explication (avec le dogme de la Chute) du sentiment que le bonheur repose sur le fil fragile d'une condition.

L'optimisme chrétien est fondé sur le fait que nous ne nous adaptons pas au monde. L'homme est une monstruosité : à la fois pire et meilleur que toutes choses.

Chesterton note que les critiques du christianisme sont souvent contradictoires. Il a été attaqué à la fois pour son pessimisme (comme un cauchemar) et son optimisme (comme un paradis pour les sots). Il a été reproché d'être à la fois lâche et non-résistant, et d'être la mère des guerres. Il fut reproché d'attaquer la famille et d'imposer le mariage. Il conclut que le christianisme est soit très mauvais, soit c'est le centre, la chose ordinaire, et que tous ses critiques sont fous de diverses manières.

La folie des critiques s'explique : ils sont eux-mêmes excessifs, alors que le christianisme maintient un équilibre. La foi est un paradoxe surhumain où deux passions opposées peuvent flamber l'une à côté de l'autre.

L'éthique chrétienne repose sur le fait de maintenir deux passions intenses et apparemment contradictoires en conflit, plutôt que de les diluer en un compromis rationnel (le Meson d'Aristote).
Courage : C'est un fort désir de vivre prenant la forme d'une volonté de mourir. Le christianisme marque les limites du suicide et du héros, celui qui meurt pour vivre, et celui qui meurt pour mourir.
Modestie/Fierté : L'homme doit être plus fier qu'il ne l'a jamais été (en tant qu'Homme, il est le chef des créatures) et plus humble qu'il ne l'a jamais été (en tant qu'homme, il est le chef des pécheurs).
Charité : Elle sépare le crime du criminel. Nous devons être plus en colère contre le vol que jamais, mais plus gentils envers les voleurs que jamais.

L'Église cherche à utiliser ses « Supermen » (ceux qui se battent) et ses « Tolstoïens » (ceux qui ne se battent pas). Le miracle du christianisme est que le lion peut se coucher avec l'agneau tout en conservant sa férocité royale.

L'Orthodoxie est la plus périlleuse et excitante des choses. C'est la santé mentale, et être sain est plus dramatique que d'être fou. Elle est l'équilibre d'un homme derrière des chevaux s'élançant follement, esquivant les obstacles massifs de l'arianisme et de l'orientalisme. La vérité sauvage est chancelante mais droite.

Le véritable progrès nécessite un idéal fixe. Sans idéal permanent et familier, la révolution est impossible. L'évolutionnisme ne permet pas un mouvement rapide vers la justice, car la moralité est censée changer constamment.

Le christianisme offre une réponse : son idéal est fixé ; il est appelé Éden. La révolution est une restauration du statut originel. L'absence de progrès dans la société moderne (malgré toutes les philosophies) est due au fait que nous changeons constamment l'idéal au lieu de changer le monde pour qu'il corresponde à l'idéal.

L'idéal de progrès doit être composite. Le monde peut croître de manière impersonnelle, mais il ne peut pas devenir une œuvre d'art élaborée sans un esprit derrière. Chesterton dit que si la béatification du monde est une œuvre d'art, elle implique un artiste, donc un Dieu personnel. La Nature n'est pas notre mère, mais notre sœur ; nous l'admirons mais ne l'imitons pas.

Le besoin de vigilance en Utopie est essentiel. Chesterton est d'accord avec les révolutionnaires pour suspecter les institutions humaines, car elles deviennent rapidement oppressives (par exemple, la censure par la presse).

Le christianisme est la seule chose qui remet en question le pouvoir. L'Église a toujours soutenu que le danger n'est pas dans l'environnement de l'homme, mais dans l'homme lui-même. L'environnement le plus dangereux est l'environnement commode. Un homme qui dépend des luxes de cette vie est spirituellement, politiquement et financièrement corrompu.

Le christianisme est la seule religion sur terre qui a ressenti que l'omnipotence rendait Dieu incomplet. Le courage chrétien exige que l'âme passe un point de rupture sans se briser. Dans le récit de la Passion, il y a la suggestion émotionnelle que l'auteur de toutes choses a traversé le doute humain. Le cri sur la croix confessant que Dieu a été abandonné par Dieu est le moment où Dieu a semblé être un athée. Les révolutionnaires ne trouveront pas d'autre divinité qui ait elle-même été en révolte.

En conclusion, Chesterton affirme qu'il est un rationaliste qui cherche une justification intellectuelle pour ses intuitions. Il a trouvé que les arguments intellectuels établis contre l'Incarnation sont du "non-sens ordinaire".

Il croit aux miracles non par mysticisme, mais sur la base de preuves humaines, comme il croit à la découverte de l'Amérique. Le déni des miracles est un préjugé verbal issu du dogme du matérialisme. Un miracle signifie simplement le contrôle rapide de la matière par l'esprit, tout comme le progrès signifie le contrôle graduel.

L'étude des faits (anatomie humaine, légendes, histoire) prouve le christianisme : l'excentricité de l'homme par rapport aux bêtes nécessite une explication. La religion commence là où la biologie s'arrête. La tradition humaine est celle de la Chute, et non du progrès. Le christianisme est le seul cadre qui a préservé le plaisir du paganisme. Il a été le seul chemin qui n'était pas sombre à travers les Âges Sombres, reliant deux civilisations brillantes.

L'Église est un "foyer vivant de faits", comme la mère qui vous disait dans le jardin que les abeilles piquaient. La foi chrétienne se révèle comme une chose qui dit la vérité. Elle est convaincante là où elle n'est pas attirante. C'est seulement après avoir connu l'orthodoxie que Chesterton a connu la santé mentale. Le paradoxe chrétien suprême est que la condition ordinaire de l'homme n'est pas sa condition saine ou sensée ; le normal lui-même est une anormalité. C'est la philosophie la plus intime de la Chute.

Le christianisme satisfait l'instinct ancestral de l'homme à être droit, faisant de la joie la chose fondamentale et de la tristesse quelque chose de spécial et de petit. Le silence autour de nous est un silence pitoyable et petit, comme le calme rapide dans une chambre de malade, car l'énergie frénétique des choses divines nous renverserait. Le secret gigantesque du chrétien est la joie.

L'analogie finale est celle du Christ : il n'a jamais caché Sa douleur ou Sa colère, mais il a caché quelque chose, ce quelque chose étant peut-être Sa gaieté.



vendredi 31 octobre 2025

Benjamin Constant nous explique les différences entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes.


Benjamin Constant (1767-1830), écrivain, penseur politique et grand orateur du début du XIXᵉ siècle, est l’un des premiers à avoir formulé avec une netteté saisissante la distinction entre deux formes de liberté : celle des Anciens, héritée des cités grecques et romaines, et celle des Modernes, propre aux sociétés européennes issues de la Révolution et de l’économie de marché. Son célèbre discours de 1819, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, expose cette différence fondamentale entre deux conceptions de la liberté, toutes deux précieuses, mais inadaptées l’une à l’autre dans des contextes différents.

1. Le contexte de Constant : l’Europe postrévolutionnaire

Benjamin Constant prononce son discours à une époque de transition : la France sort à peine des secousses de la Révolution et de l’Empire napoléonien. Les idéaux de 1789 ( liberté, égalité, souveraineté du peuple) ont été trahis par la Terreur puis déformés par la dictature impériale.
Il s’agit donc, pour lui, de réconcilier la liberté politique avec la stabilité.
Mais pour y parvenir, il faut d’abord comprendre que les hommes modernes ne peuvent pas vivre la liberté comme les citoyens de Sparte ou d’Athènes.

2. La liberté des Anciens : la collectivité d'abord

Pour les Anciens, la liberté signifiait participer directement au pouvoir souverain.
Le citoyen libre était celui qui votait les lois, jugeait les affaires publiques, décidait de la guerre ou de la paix.
Sa liberté résidait dans sa participation active à la cité, non dans la jouissance de droits individuels.
L’homme libre appartenait à la communauté politique : il se devait à la patrie, à la loi, au bien commun.
Mais cette liberté avait un prix.
Elle reposait sur un système excluant : seuls les citoyens mâles, libres et nés de parents citoyens participaient. Les femmes, les esclaves, les étrangers en étaient exclus.
Surtout, cette liberté collective exigeait une surveillance constante des affaires publiques, au détriment de la vie privée.
Pour les Anciens, dit Constant, « l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés ».
En d’autres termes, la liberté des Anciens, c’est la soumission de la sphère individuelle à la volonté collective. Le citoyen se sent libre parce qu’il participe, mais son intimité, ses opinions, ses choix personnels sont contrôlés ou absorbés par la communauté.

3. La liberté des Modernes : l’autonomie individuelle

Chez les Modernes ( c’est-à-dire les Européens des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles), la société a changé d’échelle.
Les cités antiques de quelques milliers d’habitants ont laissé place à de vastes nations de millions de citoyens.
Le commerce, l’industrie, la circulation des richesses ont transformé la vie publique.
L’homme moderne ne veut plus passer ses journées à voter sur l’agora : il veut vivre, travailler, choisir, penser, aimer, sans contrainte.
Ainsi, la liberté moderne est avant tout individuelle.
C’est la liberté de faire ce que l’on veut de sa vie, tant qu’on ne nuit pas à autrui.
C’est la liberté de conscience, de presse, d’expression, de religion, d’association.
C’est le droit de posséder, d’entreprendre, de voyager, d’exister pour soi-même.
Constant écrit : « La liberté des Modernes consiste dans la jouissance paisible de l’indépendance privée. »
Cette liberté suppose la garantie des droits individuels et l’existence d’un État limité, qui ne gouverne pas les âmes.

4. Une confusion dangereuse : vouloir la liberté des Anciens dans le monde moderne !

Constant met en garde contre une tentation mortelle : celle de vouloir ressusciter la liberté des Anciens dans les sociétés modernes.
C’est selon lui la grande erreur de la Révolution française.
Les révolutionnaires, inspirés par Rome et Sparte, ont voulu imposer la vertu civique, la participation constante, la soumission de l’individu à la volonté générale, au prix de la terreur et du sang.
Mais, dit Constant, les Modernes n’ont plus ni le temps, ni le goût, ni la structure sociale pour vivre ainsi.
Le commerce a remplacé la guerre, le travail individuel a remplacé le service public permanent.
Vouloir faire des citoyens modernes des Spartiates, c’est méconnaître la nature du monde moderne.
C’est pourquoi la Révolution, en voulant fonder la liberté sur la vertu collective, a fini par la détruire.

5. L’équilibre nécessaire : participation et indépendance

Pourtant, Constant ne rejette pas toute idée de participation politique.
Il sait que la liberté moderne peut dégénérer en égoïsme, en indifférence au bien commun, en apathie civique.
Les citoyens qui ne se mêlent plus jamais de politique finissent par perdre même leurs droits privés, car un pouvoir non surveillé devient despotique.
Il faut donc un équilibre : conserver la liberté individuelle comme cœur de la vie moderne, mais maintenir la participation politique comme garde-fou.
La liberté moderne doit donc combiner la protection de l’indépendance privée, avec la possibilité d’un contrôle collectif des gouvernants, par des élections, des assemblées, une presse libre.
Ainsi, Constant fonde une conception libérale et représentative de la politique : la liberté ne consiste plus à décider soi-même des lois, mais à choisir ses représentants et à garantir ses droits.

6. La postérité de Constant

Le discours de Constant influence Tocqueville, Mill, Guizot, et plus tard les penseurs constitutionnalistes du XIXᵉ siècle.
Il montre que la liberté politique n’est pas l’égalité absolue, mais la limitation du pouvoir, la protection des droits, la tolérance et la diversité.
Face au despotisme jacobin comme face à l’autoritarisme impérial, Constant défend la liberté civile : celle qui laisse respirer les consciences, qui permet la pluralité, l’autonomie, la vie privée.
Son œuvre est à la fois une leçon d’histoire et un avertissement moral : « Que les peuples modernes ne sacrifient pas leur indépendance individuelle à un rêve antique d’unité et de vertu politique. »

8. En bref

Benjamin Constant ne choisit pas la facilité : il ne prône ni le repli égoïste des individus, ni la fusion du citoyen dans la masse.
Il cherche à réconcilier la liberté avec la modernité, à penser un monde où chacun puisse être libre en lui-même et dans la cité, sans être ni esclave du pouvoir, ni prisonnier de la foule.
C’est là le cœur de son message : la liberté des Modernes n’est pas moins noble que celle des Anciens ; elle est simplement différente, parce qu’elle place la dignité de l’individu au centre de la vie politique.

"Réflexions sur la révolution de France" : la critique libérale de la Révolution française.



Ce livre, que tout honnête homme doit avoir lu, est écrit par Edmond Burke (1790). Il s'agit d'un ouvrage majeur de la pensée politique. Député britannique tory et observateur attentif de la Révolution française, Burke y exprime sa vive inquiétude face aux bouleversements sociaux et politiques qui secouent la France. Dès le début, il établit un contraste entre l’ordre, la prudence historique et les idéaux abstraits des révolutionnaires, et met en garde contre les excès d’une réforme radicale qui ignore l’expérience accumulée des générations précédentes. Pour Burke, la société est un organisme où les institutions et les traditions jouent un rôle central dans le maintien de la stabilité et de la cohésion sociale.

Critique de l’idéalisme abstrait
Burke s’oppose à la conception selon laquelle la liberté et l’égalité peuvent être atteintes par la simple destruction des structures établies. Il dénonce l’arrogance des philosophes révolutionnaires qui croient pouvoir reconstruire la société ex nihilo, sans tenir compte des limites de la nature humaine ni de l’expérience historique. La raison pure, détachée de la prudence, conduit à l’instabilité et à la violence. La liberté politique et civile ne peut prospérer que dans un cadre institutionnel et moral solide, où les coutumes et les traditions servent de garde-fou contre le chaos.

Le rôle de la religion et de la morale
Burke met également en avant l’importance de la religion et de la morale pour la stabilité sociale. La Révolution française, en attaquant l’Église et ses institutions, sape les fondements moraux de la société. Les institutions religieuses, familiales et corporatives, en régulant les passions humaines, constituent des éléments essentiels pour préserver l’ordre et protéger les individus. Burke voit dans le respect de ces structures un moyen de maintenir l’équilibre entre liberté et autorité.

Le danger des changements radicaux
Pour Burke, les révolutions radicales détruisent non seulement les institutions mais aussi les liens sociaux et familiaux, laissant un vide que seule la violence peut temporairement combler. Il observe que la poursuite d’une égalité absolue peut facilement dégénérer en oppression, et que la passion révolutionnaire, si elle n’est pas encadrée par la prudence, risque de transformer la liberté en licence destructrice. Les excès de la Révolution française, qu’il pressent avant même la Terreur, illustrent ce danger et constituent pour lui un avertissement universel.

Prudence et continuité historique
Burke valorise la prudence politique, c’est-à-dire la capacité à prendre en compte les conséquences de chaque action et à respecter l’expérience historique accumulée. Pour lui, le changement doit être progressif et fondé sur les institutions existantes, plutôt que sur des principes abstraits appliqués brutalement. Il défend l’idée que l’ordre naturel des sociétés est le fruit d’une longue évolution et que toute tentative de remodeler la société selon un plan rationnel est vouée à l’échec.

Conclusion
Edmund Burke défend le respect des traditions et la prudence comme moyens de préserver la liberté et la cohésion sociale. Son œuvre met en garde contre les dangers de l’idéalisme abstrait et des révolutions utopiques, tout en soulignant que la liberté durable repose sur un équilibre entre innovation et continuité, autorité et autonomie individuelle. La critique de Burke demeure une référence majeure pour comprendre les limites des bouleversements révolutionnaires et la valeur des institutions dans l’histoire politique. Il a sans aucun doute influencé Friedrich Hayek.



Connaissez-vous le marginalisme ?

Carl Menger

Dans l’École autrichienne d’économie (voir les articles précédents), le marginaliste est un penseur (en général un économiste) qui adhère à la théorie de la valeur marginale.

Autrement dit, il considère que la valeur d’un bien ou d’un service ne dépend pas de sa quantité totale ni de son coût de production, mais de l’utilité de sa dernière unité disponible, celle qu’on appelle l’utilité marginale.

Que signifie cette idée ?

Cela veut dire que la valeur d’un bien est déterminée non par sa nature ou son essence, mais par l’importance subjective que lui accorde un individu à la marge, c’est-à-dire pour la dernière unité qu’il consomme ou possède.

Cette approche bouleverse la logique économique des classiques (comme Ricardo ou Marx), qui expliquaient la valeur par le travail nécessaire à la production d’un bien.

L’École autrichienne, née à Vienne à la fin du XIXᵉ siècle, est justement issue de ce tournant marginaliste, avec trois figures fondatrices : Carl Menger (Autriche, 1871), William Stanley Jevons (Angleterre, 1871) et Léon Walras (France/Suisse, 1874).

Chacun, indépendamment des autres, a renversé la conception classique de la valeur pour introduire une approche subjective, individuelle et contextuelle.

Selon l’École autrichienne :

  • la valeur vient des préférences individuelles, non des caractéristiques objectives du bien ;

  • le calcul économique repose sur les évaluations subjectives des acteurs ;

  • l’économie doit être comprise comme le résultat d’actions humaines intentionnelles, et non comme un système mécanique d’équilibres mathématiques.

Un marginaliste, pour l’école autrichienne, est donc un économiste qui explique la valeur, le prix et les choix économiques à partir de l’utilité marginale subjective des individus.

1. Le paradoxe de l’eau et des diamants

Pourquoi l’eau, indispensable à la vie, vaut-elle moins que le diamant, parfaitement inutile à la survie ?

Pour les marginalistes, la réponse est simple : l’eau est abondante, donc son utilité marginale — l’utilité de la dernière unité consommée — est faible.

Le diamant, lui, est rare ; chaque unité supplémentaire a donc une utilité marginale très élevée.

Valeur subjective → rareté → prix élevé.

Dans le désert, l’ordre s’inverse : l’eau devient rare, sa valeur marginale explose.

La valeur n’est donc pas absolue, mais contextuelle et subjective. Ce n’est pas la nature du bien qui compte, mais la situation dans laquelle on se trouve.

 2. Le pain du boulanger

Prenons maintenant un exemple concret : un boulanger autrichien qui produit cinq pains par jour.

- L’usage personnel (valeur d’usage)

S’il gardait ses pains pour lui, il les utiliserait selon un ordre de priorité :

  1. Le premier pour nourrir sa famille.

  2. Le deuxième pour échanger contre du beurre.

  3. Le troisième pour offrir à un ami.

  4. Le quatrième pour nourrir son chien.

  5. Le cinquième pour donner aux oiseaux.

À mesure que les besoins essentiels sont satisfaits, l’utilité marginale de chaque pain supplémentaire diminue.

S’il perd un pain, il renoncera à la satisfaction la moins urgente : nourrir les oiseaux (par exemple).

Cette hiérarchie montre comment il évalue la valeur subjective de chaque unité de son bien.

- La vente (valeur d’échange)

Lorsqu’il vend ses pains sur le marché, le boulanger ne fixe pas son prix en fonction de la quantité de travail fournie, mais selon ce que les acheteurs sont prêts à payer.

Chaque client accorde une valeur subjective différente au pain : le premier, affamé, paierait cher ; le suivant, un peu moins ; et ainsi de suite.

Plus les pains sont disponibles, plus leur utilité marginale décroît : la satisfaction procurée par un pain supplémentaire devient plus faible.

Le prix de marché s’établit donc au niveau où le dernier acheteur estime que le pain vaut exactement ce qu’il paie.

La valeur d’échange ne dépend ni du travail du boulanger, ni du coût des ingrédients, mais de l’évaluation subjective des acheteurs à la marge.

En résumé :

  • la valeur ne vient pas du travail, mais de la satisfaction retirée du bien ;

  • chaque acheteur attribue une valeur marginale différente au même produit ;

  • le prix de marché émerge des évaluations subjectives croisées de tous les participants.

Le boulanger produit : l’offre augmente.

Les clients achètent : la demande décroît.

Le prix s’établit là où l’utilité marginale du dernier acheteur égale le coût marginal de production du boulanger.

3. L’innovation technologique et la baisse des prix

Prenons le cas des smartphones ou des téléviseurs plats.

À leur apparition, ces produits étaient rares, recherchés, et leur utilité marginale très forte : tout le monde voulait en avoir un.

Aujourd’hui, ils sont produits en masse et accessibles à presque tous : leur utilité marginale a baissé, et avec elle, le prix.

Pour les autrichiens, ce n’est pas parce que ces produits sont “moins bons” qu’ils valent moins cher (tout le monde sait que c'est le contraire), mais parce que les besoins prioritaires qu’ils satisfaisaient sont désormais comblés.

L’innovation change donc la rareté relative d’un bien, et avec elle, sa valeur subjective.

4. L’échange volontaire

Carl Menger et Böhm-Bawerk insistent : un échange n’a lieu que si chacun valorise davantage ce qu’il reçoit que ce qu’il donne.

Par exemple : Alice a trop de pommes, Bob trop d’oranges.

Pour Alice, l’utilité marginale d’une pomme supplémentaire est faible, tandis que pour Bob elle est forte — et inversement pour les oranges.

L’échange se produit lorsque leurs valeurs subjectives se croisent.

Cette logique explique aussi bien les trocs d’autrefois que les transactions modernes sur Vinted, eBay ou LeBonCoin : chacun y trouve un gain subjectif d’utilité.

5. Le prix de l’essence

L’essence illustre parfaitement la valeur marginale.

Quand votre réservoir est presque vide, chaque litre d’essence a pour vous une utilité énorme : il t’évite la panne et te permet de continuer ta route.

Mais quand votre réservoir est plein, un litre de plus ne sert à rien.

Si, pour une raison ou une autre (crise, guerre, embargo), l’essence devient rare, son utilité marginale — et donc son prix — s’envolent.

Les fluctuations du prix de l’essence reflètent souvent la perception de la rareté, bien plus que les seuls coûts de production.

6. Les biens immatériels

Dans l’économie numérique, le raisonnement autrichien trouve une confirmation éclatante.

Le premier exemplaire d’un logiciel coûte très cher à produire, mais chaque copie supplémentaire coûte presque zéro.

Pourtant, la valeur du logiciel ne dépend pas du coût, mais de l’utilité perçue par chaque utilisateur : un outil indispensable a plus de valeur qu’un gadget, même s’ils coûtent le même effort à produire.

Ainsi, l’École autrichienne montre que la valeur est toujours subjective et marginale, jamais strictement “objective” ou “matérielle”.

Ce n’est pas le travail qui confère la valeur, mais le jugement humain, toujours changeant, toujours contextuel.



jeudi 30 octobre 2025

L'État comme horreur morale et économique : la philosophie politique de Murray Rothbard.


Pour Murray Rothbard (1926-1995), fondateur du libertarianisme moderne, l’État est une horreur morale et économique parce qu’il incarne la négation même du principe de liberté individuelle. Cette condamnation repose sur une triple critique : morale, économique et épistémologique.

1. La critique morale : l’État comme institution de la coercition

Rothbard définit l’État comme l’unique institution qui revendique le monopole de la violence légitime sur un territoire donné, selon la formule wébérienne qu’il reprend pour la subvertir. Cette prétention est moralement illégitime, car elle repose sur la contrainte et la spoliation.

Dans For a New Liberty (1973) et The Ethics of Liberty (1982), il soutient que tout individu est propriétaire de lui-même et de ses fruits légitimement acquis. Dès lors, toute intervention de l’État (impôt, conscription, régulation) constitue une violation du droit naturel de propriété.

L’impôt, notamment, est assimilé à un vol institutionnalisé : l’État s’approprie le produit du travail d’autrui sans consentement, en usant de la force. Rothbard écrit : « L'impôt c'est le vol. » Ce n’est pas une métaphore, mais une thèse littérale, centrale, fondamentale. L’État n'est pas un garant du droit, c'est le plus grand voleur et criminel de l’histoire, car il vit de la coercition et de la prédation.

2. La critique économique : l’État comme source d’inefficacité et de destruction

Sur le plan économique, Rothbard s’inscrit dans la tradition de l’École autrichienne d’économie, héritée de Mises et Hayek. Il démontre que l’État, en faussant les mécanismes du marché libre, détruit la coordination spontanée des actions humaines. Toute intervention (subvention, planification, création monétaire) engendre des distorsions et des crises.

Dans Man, Economy, and State (1962), Rothbard développe une économie intégralement fondée sur l’action volontaire et les échanges libres. Il y démontre, dans la lignée de Mises, que le calcul économique rationnel est impossible sans prix de marché. Dès lors, tout socialisme ou étatisme conduit inévitablement à la désorganisation.

Loin d’être un rempart contre le chaos, l’État est l’origine même du désordre social et économique, puisqu’il substitue la coercition à la coopération. L’économie de marché est un ordre moral et rationnel, tandis que l’État représente le règne de la contrainte et de l’arbitraire.

3. La critique épistémologique : l’État comme illusion légitimatrice

Rothbard va plus loin : l’État est une illusion idéologique, un système de croyances destiné à justifier la domination. Il parle souvent de l’« appareil de propagande » de l’État, c’est-à-dire des institutions (école, médias, universités) qui inculquent aux citoyens l’idée que l’État serait nécessaire, voire bienveillant.

Cette mystification repose sur l’idée que l’État incarnerait « la société » ou « le bien commun ». Or, pour Rothbard, l’État et la société sont des entités antagonistes. La société repose sur la coopération volontaire, l’État sur la coercition. La célèbre formule de Anatomy of the State (1974) résume cette opposition :

« L’État est l’organisation, dans la société, qui cherche à conserver le monopole de l’usage de la force et de la violence sur un territoire donné ; il vit de l’impôt, qui constitue un vol, et de la falsification monétaire, qui constitue une fraude. »

Autrement dit, l’État vit du vol (l’impôt) et de la fraude (l’inflation), tout en se présentant comme le protecteur du bien commun.

4. L’État comme obstacle à la société libre

Rothbard ne se contente pas de dénoncer, il propose une alternative. Il défend une société anarcho-capitaliste, libertarienne, fondée sur le droit naturel et les interactions contractuelles.

Dans cette société, toutes les fonctions dites « régaliennes » (police, justice, défense) seraient assurées par des agences privées concurrentes, rémunérées librement par les individus.

Ce modèle ne cherche pas à abolir le droit, mais à le désétatiser. La justice et la sécurité deviennent des services soumis à la logique du marché et au consentement. Ainsi, Rothbard pousse jusqu’à son terme le raisonnement de Nozick, qu’il juge incohérent : si l’État minimal est légitime, pourquoi pas l’État encore plus minimal, voire aucun État du tout ? Pour lui, toute concession au monopole étatique est une trahison du principe de liberté.


5. Une horreur historique : la domination au nom de la protection

Rothbard conçoit l’histoire des États comme une succession d’actes de conquête.

Nul État, selon lui, n’a jamais été fondé par un « contrat social », mais toujours par la violence, la guerre ou la domination d’une minorité sur une majorité. L’État moderne n’est qu’un prolongement raffiné de cette structure prédatrice, utilisant la légalité pour masquer la coercition.

Il écrit dans Power and Market (1970) : « L’État est l’organisation des moyens politiques — l’usage systématique de la force et de la coercition pour le pillage des biens et du travail d’autrui. »

L’État est donc une horreur non seulement morale mais anthropologique. Il pervertit la nature sociale de l’homme en institutionnalisant la violence.

Bref, pour Murray Rothbard, l’État est une horreur parce qu’il concentre en lui le mal politique absolu :

• il viole les droits naturels en contraignant les individus ;
• il détruit la coopération libre en faussant les mécanismes économiques ;
• il manipule les consciences en se présentant comme protecteur.

Là où d’autres voient dans l’État un instrument de civilisation, Rothbard y voit une inversion morale de la civilisation. La substitution de la force au consentement, du privilège à la responsabilité, du pouvoir à la liberté.