lundi 8 septembre 2025

L'esprit de Dostoïevski selon Berdiaeff.




Dostoïevski a joué un rôle décisif dans dans la vie spirituelle des Berdiaeff, modelant sa conscience d'homme et de philosophe, en particulier à travers la Légende du Grand Inquisiteur. Il a écrit ce livre en 1921, y déposant une grande partie de sa propre conception du monde.

Berdiaeff présente Dostoïevski non seulement comme un grand artiste, mais aussi comme un grand penseur, un visionnaire, un dialecticien de génie et le plus grand métaphysicien de la Russie. Les idées jouent un rôle prépondérant dans son œuvre, vivant d'une vie organique et dynamique, soulevant des "tourbillons de feu". Ces idées sont ontologiques, liant le destin de l'homme, du monde et de Dieu, et possèdent une énergie "destructrice de la dynamite" mais aussi "capable de rendre la vie". Le monde des idées de Dostoïevski est original, différent de celui de Platon, car il conçoit les idées comme la destinée de l'être vivant, l'énergie de feu qui le mène, plutôt que comme des prototypes de l'Être. Son œuvre est un "Banquet de la Pensée" et une "connaissance, une science de l'esprit". Berdiaeff souligne que Dostoïevski est un gnostique dans un sens particulier, offrant un "savoir nouveau".

Une différence frappante est établie entre Dostoïevski et Léon Tolstoï. Alors que Tolstoï est un peintre de la matière statique et du milieu social, tourné vers le passé, Dostoïevski est le "héraut de l'esprit révolutionnaire", prodigieusement dynamique et tourné vers le Devenir. Tolstoï est un artiste plus parfait dans le roman statique, mais Dostoïevski est un plus grand penseur, initié à plus de choses, explorant les contradictions humaines. L'art de Tolstoï est apollinien, tandis que celui de Dostoïevski est dionysiaque, plongeant l'homme dans sa mobilité tumultueuse et exaltée, au-delà de l'ordre établi et de la rationalité, vers l'inconscient, la folie et le crime. Dostoïevski est plus préoccupé par l'homme et son destin que par Dieu, faisant de l'anthropologie son obsession. Il est un réaliste mystique, dont l'art est symbolique, exprimant une réalité profonde et spirituelle plutôt que le monde empirique.

L'œuvre de Dostoïevski est divisée en deux périodes par "L'Esprit souterrain", marquant son passage de psychologue humanitaire à métaphysicien tragique de l'esprit humain. Il cesse de croire en l'homme à la manière humanitaire pour y croire en chrétien, sa foi ayant été forgée dans le "creuset de ses doutes". Son christianisme est une lumière qui brille dans les ténèbres, même s'il conduit l'homme à travers les abîmes du dédoublement. Dostoïevski s'est entièrement livré dans son œuvre, le destin de ses héros étant le sien. Il a révélé un "déchirement perpétuel" entre l'idéal du Mal (Sodome) et l'idéal du Bien (la Madone). Il incarne le destin du nomade et du révolté, et son intelligence dialectique est "grisée par les idées" mais ne s'émousse jamais. Il est un vrai philosophe, ayant apporté un tribut considérable à l'anthropologie philosophique, la philosophie de l'histoire, de la religion et de la morale. Il a restitué à l'homme sa profondeur spirituelle, qu'on lui avait ravie, en démontrant que c'est "en l'homme et par l'homme qu'on atteint Dieu".

Le thème central de Dostoïevski est la liberté. Pour lui, la liberté est une anthropodicée et une théodicée, justifiant l'homme et Dieu. Il existe deux sortes de libertés : la liberté initiale (de choisir le bien ou le mal) et la liberté finale (en Dieu, au sein du bien). Dostoïevski insiste sur la liberté du mal comme condition du bien véritable ; un bien obligatoire n'est plus le bien et plonge dans le mal. Cette dialectique tragique mène à la destruction de la liberté elle-même si elle dégénère en nécessité mauvaise, ou en nécessité bonne si elle nie la liberté du mal. La liberté est irrationnelle, et le Christ est la "Vérité sur la liberté", celle qui doit être accueillie librement, sans contrainte. Dostoïevski dénonce toute tentative de transformer la grâce en contrainte, y voyant une inclinaison vers l'antichristianisme. La liberté, par son principe irrationnel, suppose l'infini, contrairement à la conscience hellénique qui redoutait ce chaos. Les héros de Dostoïevski explorent les limites extrêmes de la liberté, qui, dégénérant en arbitraire et auto-affirmation rebelle, conduit à l'esclavage et à la destruction de la personnalité (Raskolnikov, Stavroguine, Kirilov, Ivan Karamazov). La liberté dionysiaque chez Dostoïevski n'abolit pas l'individu, au contraire, elle affirme la personne humaine avec d'autant plus de force. Pour Dostoïevski, la liberté véritable et l'égalité véritable ne sont possibles que dans le Christ. Le problème de la liberté est également lié à l'existence du mal et de la souffrance : "Dieu existe justement parce que le mal et la souffrance existent dans le monde, l'existence du mal est une preuve de l'existence de Dieu".

Le problème du mal est indissociable de la liberté. Le mal n'est pas explicable sans la liberté et est la conséquence ontologique de son abus. Dostoïevski rejette les théories humanitaro-positivistes qui attribuent le mal au milieu social, car elles nient la profondeur, la liberté et la responsabilité de l'homme. La souffrance est la conséquence du mal, mais aussi la force rédemptrice qui le consume et rachète. L'expérience tragique du mal enrichit l'homme, mais seulement s'il en souffre terriblement et le dénonce en soi. La question "Tout est-il permis ?" est centrale, et Dostoïevski montre que l'homme qui ignore les limites de la liberté perd cette liberté et devient l'esclave d'idées fixes. Raskolnikov en est l'exemple : son crime, basé sur la prétention à être un "surhomme", prouve que "tout n'est pas permis" car chaque homme a une valeur absolue, étant créé à l'image de Dieu. Le collectivisme inhumain de Marx est jugé tout aussi meurtrier que l'individualisme extrême du Surhomme, car tous deux déshumanisent l'individu en le transformant en moyen. Dostoïevski révèle la "volonté du crime" dans les pensées secrètes de l'homme et les angoisses de la conscience (comme Ivan Karamazov qui, sans tuer physiquement son père, est son auteur spirituel et en subit le châtiment de la folie). Le problème du mal est lié à l'immortalité de l'âme : si l'immortalité n'existe pas, "tout est permis".

L'amour chez Dostoïevski est dionysiaque, passionnel, dédoublé et souvent destructeur. Il déchire l'individu et sert de "réactif à la liberté humaine" plutôt que d'être une fin en soi. Il est caractérisé par deux pôles : la sensualité exaltée et la pitié exaltée, qui ne mènent jamais à l'unité ou à la fusion, mais au contraire fragmentent la personnalité. L'homme reste "tragiquement séparé" de la femme, qui n'est qu'un "moment dans la destinée de l'homme", une tentation, et l'incarnation de son propre dédoublement. La débauche est une autodestruction résultant de l'affirmation de soi et de l'incapacité à choisir un objet unique d'amour, menant à l'isolement et au "froid mortel" (Svidrigaïlov, Stavroguine). L'amour athée, sans Dieu ni immortalité, tel que décrit par Versilov, mène à une férocité et à l'égorgement, car l'amour véritable, chrétien, est lié à l'affirmation de l'immortalité et à la filiation divine de chaque individu.

Concernant la révolution et le socialisme, Dostoïevski est un prophète de la "révolution souterraine" de l'esprit, en saisissant sa dialectique intérieure et son caractère. Son hostilité à la révolution est fondée sur son amour de la liberté, car il voit comment elle conduit à l'esclavage de l'homme et à la négation de l'esprit. Le socialisme est une question religieuse, une réincarnation de l'athéisme, visant à construire une "tour de Babel" sur terre sans Dieu. Le socialisme russe, en particulier, est apocalyptique et nihiliste. Il prétend remplacer le christianisme en offrant le "pain terrestre" et le bonheur matériel au prix de la liberté spirituelle, acceptant les trois tentations rejetées par le Christ. Dostoïevski voit une analogie frappante entre le socialisme et le catholicisme (spécifiquement la théocratie papale), tous deux étant des systèmes d'organisation obligatoire du royaume terrestre qui nient la liberté de conscience. Le système de Chigaliev est une illustration de ce socialisme révolutionnaire, où la liberté illimitée conduit au "despotisme illimité", un nivellement obligatoire qui détruit la personnalité et le génie. L'idée que l'on peut "aimer et plaindre l'homme plus que ne le plaint et ne l'aime Dieu" mène au royaume de Chigaliev, où l'on inonde le monde de sang pour corriger l'œuvre divine. Le "smerdiakovisme", l'incarnation de l'idée que "tout est permis", conduit au parricide spirituel et physique, à la négation des liens filiaux et du passé. Dostoïevski rejette une harmonie universelle future achetée au prix des souffrances des générations passées, en particulier des enfants innocents, et refuse une harmonie basée sur la contrainte. Il propose la troisième solution : l'harmonie, le paradis, par la liberté et la souffrance, dans le royaume de Dieu, se réalisant dans l'Église, et qu'il oppose aux utopies socialistes et catholiques.

Concernant la Russie, Dostoïevski incarne l'énigme de l'âme russe et ses contradictions. Il est le héraut d'un messianisme russe, un "peuple porteur de Dieu" appelé à sauver le monde, mais ce messianisme contient des contradictions et un "orgueil des Russes". L'âme russe est vaste, illimitée, apocalyptique, prompte aux extrêmes (nihilisme, autodestruction), et manque de discipline culturelle à la manière occidentale. Son populisme religieux idéalise le peuple simple (les moujiks) comme détenteur de la vérité et de la foi véritable, se plaçant en opposition à l'intelligentsia. Dostoïevski a une attitude complexe envers l'Europe, la considérant comme une patrie spirituelle et pleine de "merveilles saintes" tout en dénonçant sa civilisation "bourgeoise" et matérielle. Il a prédit la vérification des aspects négatifs de ses prophéties sur la Russie, notamment la révolution qui a révélé l'illusion de son populisme religieux, le peuple abandonnant le christianisme tandis que l'intelligentsia commençait à y revenir. Il a montré la maladie de l'âme russe et son inclination apocalyptique malsaine, qui peut mener à l'Antichrist.

Le Grand Inquisiteur est le couronnement de la dialectique de Dostoïevski et la résolution du problème de la liberté humaine. Il y oppose le Christ silencieux, incarnation de la liberté inexpressible, à la logique puissante de la contrainte. Le Grand Inquisiteur, un ascète "tourmenté d'un noble chagrin et amoureux de l'humanité", nie Dieu et l'homme, car il croit que l'humanité est trop faible pour supporter le fardeau de la liberté du Christ. Il propose un bonheur obligatoire en acceptant les trois tentations du diable (le pain, le miracle, le royaume terrestre) pour apaiser les "millions d'êtres faibles". Son secret est qu'il est "avec l'autre", c'est-à-dire l'Antéchrist, le principe du mal sous le masque du bien. La liberté de l'esprit humain est incompatible avec le bonheur forcé qu'il offre. Le système du Grand Inquisiteur, comme celui de Chigaliev, conduit au despotisme illimité et à la destruction de la liberté au nom de l'eudémonisme social. Dostoïevski révèle dans Kirilov la déification de l'homme (l'homme-Dieu ou Surhomme) comme l'antipode du Dieu-Homme (Christ), un chemin qui mène à la destruction de la forme humaine et à la mort.

Dostoïevski marque une révolution de l'esprit. Il est un grand penseur et le plus grand métaphysicien de la Russie, dont les idées ont rendu les "questions maudites" vitales. Il est un réformateur religieux qui, sans inventer une nouvelle religion, a insufflé un esprit nouveau et créateur au christianisme, un christianisme lumineux et apocalyptique, de saint Jean, tourné vers l'avenir. Cependant, Berdiaeff note que Dostoïevski n'est pas un "maître de discipline spirituelle" au sens strict ; son œuvre, bien qu'extraordinairement féconde, est marquée par le dédoublement de l'esprit russe et ses dangers. Il a révélé d'immenses possibilités spirituelles, mais aussi la maladie de l'esprit russe, l'exaltation de la tragédie et des ténèbres.